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II.

Il rejoignit Justus pendant la pause. Justus le poussa dans un couloir cimenté, derrière l'estrade, au départ de l'escalier d'incendie. Derrière cette porte, Grace gardait les manteaux, en petit tablier empesé. Justus remplit deux coupes de champagne et les posa sur le rebord d'une fenêtre. Daniel lui avait apporté une rose. Il éclata de rire. Tout son être vibrait d'une excitation légère, rare chez lui, communicative, un frémissement d'ébullition.

- Well, wow, what'bout thaaat!

Il agaça son visage avec la rose.

- Wha, that's a beautiful rose... One beauty of a rose... Une si belle rose...

Il psalmodiait. Du bout de sa langue rose, il effleura le contour des pétales en hochant la tête avec de petits mouvements rythmés, dont l'impulsion se propageait le long de son corps et le faisait danser. Il était d'une rare bonne humeur. Ses hanches, ses genoux s'ébranlèrent en un remous sinueux, et de ses genoux fléchis il agaçait l'arête du pantalon de Daniel. Il usa de la rose pour caresser les traits de son visage, souriant et le fouillant des yeux, dans la demi obscurité. Il en trempa la fleur dans sa coupe, grand geste fin dix-huitième, mais il ne le sait pas, ou alors, observé dans les nuits de la mémoire raciale par un de ses ancêtres chez un aristo sudiste esclavagiste, pourquoi pas?

Vaguement moqué par ce rituel de séduction, Daniel se sentait fasciné, sans pouvoir, engourdi soudain, misérablement maladroit.

- Well, I think, I'm goin'to have to thank you for that... Il va falloir que je te remercie pour cette rose...

Il remonta ses lunettes roses sur son front, les posa dans ses cheveux striés. Daniel ne vit pas son visage se rapprocher. Il ne sentit pas le moment: comme si le noir se fût fait d'abord dans son cerveau, il avait fermé les yeux par réflexe. Il trouva la bouche de Justus sur ses lèvres, il retrouva son propre bras autour des épaules de Justus et le genoux de Justus poussant fort entre les siens, comme il aurait fait à une fille, et de sa cuisse trémoussante Justus vérifiait l'état de sa braguette. L'odeur de santal et de sang frais de son visage lui inonda la bouche de salive, comme si des sources se fussent ouvertes soudain sous ses gencives. Et dans ces rivulets, la langue de Justus se mouvait, agile, frivole. Pendant tout ce temps, il riait, en une sorte de caquètement assourdi, hésitant, puis il se mit en devoir de grignoter son cou, l'attache de sa mâchoire, son oreille gauche. Il le sentait rire dans son cou.

- Your white fucking face is like your white fucking music, so square... One, two, three, four! One two three four! Ta tête de salaud blanc carrée comme votre putain de musique blanche...

Et puis: Ta peau de fromage blanc, dit-il, il aimait ça!

- Your skin' like cottage cheese! 'Like it!

Daniel pesait simplement du front contre l'épaule de Justus, respirant son cou. Il n'était pas flatté outre mesure par la comparaison de sa peau avec du fromage blanc mais l'humiliation, comme toujours, le lui rendait plus soumis encore. Si seulement il n'allait pas lui demander autre chose...

- Danny boy, lui dit-il, I want you tonight...

Et comme il ne répondait pas:

- Danny boy, you don' want me? roucoula-t-il à son oreille.

I'm very happy today, you must want me today, Danny boy... I'm very happy... you know why? Becauauause I've a gift for you, Danny boy...

Cette nuit, je te veux, tu ne me veux pas, je suis très heureux aujourd'hui, il faut que tu me veuilles, tu sais pourquoi, j'ai quelque chose pour toi, Danny boy...

Il se sépara de lui doucement, et il se mit à fouiller dans la poche intérieure de son smoking. Ses mains tremblaient. Daniel ne l'avait jamais vu faire un seul geste maladroit, ou hésitant, ou précipité. Il en sortit une enveloppe.

- My gif'for you, chantonna-t-il.

C'était une enveloppe blanche, avec un nom et une adresse imprimée dans le coin, celle d'un médecin. Il ne pouvait pas voir. A cause de l'obscurité et parce qu'il avait le vertige. Il la tenait stupidement.

- Ouvre, ouvre!

C'était d'une clinique de midtown qui travaillait pour Lincoln Center. Il était passé la prendre dans l'après-midi, dit-il. C'était une fiche avec des colonnes et des chiffres. Au milieu, trois lignes en tout petits caractères serrés. Il alla se placer sous l'ampoule, il s'essuya les yeux. Une analyse sanguine.

- Là, dit-il, en indiquant une ligne de son ongle. Tu vois?

Il vit. Il vit si bien que son coeur lui sauta à la gorge. Il s'assit sur les marches de l'escalier. Justus le prit dans ses bras et le berça.

- I had it done just for you... What'bout you, Danny boy?

Il avait eu un examen en septembre, en entrant à Columbia. Mais, dit-il, il n'avait pas fait l'amour depuis avril.

- You alone, Danny boy? Cn'I come over t'your place when I'm finished?

Il fut décidé qu'il ramènerait Grace d'abord chez elle, puis qu'il reviendrait seul à Duke Ellington Boulevard. Il ne fallait pas que Grace sache, dit-il.

Grace mécontente, car en rentrant ils avaient trouvé la petite endormie par terre, devant le poste de télévision. Il la gronda en riant pour s'être mise en colère. Qu'est-ce qui lui prenait? Il saisit l'enfant délicatement et l'emporta. Elle continua de dormir dans ses bras. Sans faire de lumière, il la coucha dans son lit - Grace avait écarté les couvertures. Elle se réveilla à-demi en touchant la surface du lit et lui passa les bras autour du cou et l'embrassa, en prenant tout son temps. Il caressa son ventre chaud et soyeux sous le pull-over et elle retomba dans le sommeil avec un léger spasme, ses jambes faisant le geste de trébucher. Il laissa Grace la déshabiller. Il prit une douche. Grace, déçue lorsqu'elle le vit se rhabiller. Résignée lorsqu'elle s'aperçut qu'il s'était rasé (à cette heure!), et qu'elle le vit se mettre de l'eau de toilette, lorsqu'elle le vit glisser dans un sac de plastique une bouteille de champagne qu'il avait retirée de son réfrigérateur.

- Yououou not goin' home tonight! murmura-t-elle tristement. Yououou goin' somewhere else!

Non, tu ne rentreras pas chez toi, tu as autre chose en tête. Elle était en chemise de nuit, satin saumon, épaules découvertes et faisant le dos rond par déception; elle se détourna, faisant la moue. Elle voulait qu'il voie qu'elle était mécontente.

- Je viendrai te prendre demain, dit-il.

Elle l'accompagna jusqu'à la porte, tête baissée. Il l'embrassa du bout des lèvres, souriant, désinvolte. Il lui donna une chiquenaude sous le menton. Il lui pinça le nez. Cela lui fit venir les larmes aux yeux. Elle ne le regardait toujours pas.

- Hope you'll be in a better mood tomorrow...

Il appela l'ascenseur. Soulagé de voir qu'il fonctionnait. Les cables glissaient dans l'obscurité. Il détestait de prendre l'escalier de service, à cette heure surtout, et c'était l'onzième étage. Parfois, il n'y avait pas de lumière, dans l'escalier. Parfois, il n'y avait pas d'eau chaude dans les appartements, parfois, carrément pas de chauffage... Grace resta debout sous la porte, jusqu'à l'arrivée de la cabine. Il lui envoya un salut de la main.

Elle haussa les épaules.

- 'Call you!

Il portait d'une main la trompette, de l'autre la bouteille de champagne. La cabine était vide. Elle s'arrêta au neuvième et un couple monta. C'était des adolescents, la fille était enceinte. Une des portes d'appartement qui donnaient sur le palier était ouvertes et il en sortait des bruits de voix et de musique. Ils devaient être sortis de là. Le garçon avait une expression sournoise, il regarda autour de lui curieusement en pénétrant dans la cabine, il dévisagea Justus. La fille pleurait. Il les regarda. Le garçon avait une petite moustache fine, de l'acné autour de la bouche. Justus n'aimait pas la façon dont il semblait tenir quelque chose sous sa parka, il était certain qu'il s'agissait d'un semi-automatique. Le garçon était frêle, foncé, il portait une parka de satin rouge et des sneakers dans lesquels il avait passé des lacets dorés. La fille aussi avait des lacets dorés. Elle était volumineuse, et pleurait nerveusement. Elle avait la tête bouffie comme si un essaim de guêpes était descendu sur elle. Il la tenait par la main. Elle était vraiment très jeune. Elle n'avait pas l'air très dégourdie, ou alors, elle était terrorisée. L'ascenseur glissait lentement, craquant et chuintant. Justus ne les quitta pas des yeux. L'adolescent lui dit:

- Stop staring at me, motherfucker... You staring me down, motherfucker? Arrête de me regarder, fils de pute!

- Calm down, will you? dit Justus.

Il se détourna. Comme l'ascenseur atteignait le rez-de-chaussée, Justus s'effaça pour laisser sortir le couple. Le garçon se retourna et vida le chargeur sur Justus, en l'arrosant de bas en haut. Son visage explosa. Du sang, des fragments d'os volèrent, comme l'éclair. Il tomba en arrière contre la paroi de la cabine, puis en avant, sur les genoux. Le garçon aussi fit un bond fou, déséquilibré par le recul violent de l'arme. Le garçon tira la fille par le bras et lui tapa sur la tête, une fois, deux fois, violemment, pour la faire taire, puis il l'entraîna dans la rue. Le silence se fit dans l'immeuble, au bruit du feu. Une porte s'ouvrit au second étage puis se referma brusquement. De la musique s'arrêta... Quelqu'un se précipita sur le palier, quelqu'un commença de hurler. Grace courut dans l'escalier comme folle en criant son nom. Des hommes avec des revolvers et des semi-automatiques sortirent du neuvième.

Grace appela Daniel au téléphone avec des cris hystériques, dead, dead, dead, une demi-heure plus tard.

Il se rhabilla et descendit sur le Boulevard pour prendre un taxi. Il s'en trouva un aussitôt qui, lorsqu'il lui dit l'adresse, découvrit que son taximètre était cassé et le pria de redescendre. Alors il courut à l'arrêt du métro de la cent-troisième rue. Le métro était vide presque entièrement. Dans le train, il s'efforça de lacer ses chaussures, il n'en avait pas pris le temps en partant. Il avait oublié de mettre des chaussettes. A la Cent-seizième rue, il bondit hors de la station, il courut le long des rues avec légèreté et assurance, hagard, mais libéré de toute peur, cent fois lucide. Il trouva l'immeuble sans hésitation, sans lire le nom des rues, dans l'obscurité. Il y avait un cordon de police. Cinq voitures de police arrêtées. Il vit le hall éclairé, la cabine d'ascenseur avec la porte ouverte... Il vit, à l'écart, posés sur un carré de plastique: la boîte avec la trompette et une bouteille, prêts à être emportés. Il expliqua à la femme policier: I am a friend of his, Grace called me, can I see Grace...

- Grace est en haut, vous pouvez prendre l'escalier. D'abord, il faudra que vous me donniez votre nom...

Il donna son nom, son adresse, montra son permis de conduire. La femme policier le regarda par deux fois, elle était noire. Un badge sur son uniforme indiquait son nom: Swoozie. Des policiers, blancs, noirs, le regardèrent avec étonnement. On le laissa passer. Il traversa le hall.

Il songea soudain que ce sang, sur le sol, devant la pointe de ses souliers, était le sien. Il tomba à genoux. La femme policier s'écria: "Hey! What'you doin'?" Il épongea le sang avec son mouchoir. On ne pouvait pas le laisser là. Déjà, on avait marché dedans. Il essuya quelques larmes avec le mouchoir. La femme lui posa la main sur l'épaule:

- Ok, ok, get up? You alright?

Il protesta: yes yes I am alright.

Il replia soigneusement le mouchoir.

- Stop that, what you doin'? dit la femme.

- What the matter with that guy?

- Dunno, he's a friend of the victim, dit-elle.

- Je ne peux pas vous laisser monter comme ça, dit-elle.

- This guy nuts, 'what?

- Je veux voir Grace, dit-il.

On le fit passer le long d'un couloir, au bout duquel se trouvait l'escalier de service. Grace se trouvait avec deux femmes policiers. Elle se tordait et hurlait. Il l'avait entendue dans l'escalier mais il n'avait pas reconnu sa voix. La police avait emmené Sheba encore à demi endormie chez les parents de Justus. Elle prit la main de Daniel et la porta à sa joue. Elle refusait de se faire emporter à l'hôpital pour recevoir des sédatifs. Elle disait qu'il y avait trop à faire.

La femme policier, celle qui s'appelait Swoozie, arrêta un improbable taxi et les fit monter tous les deux, pour qu'il les emmène au Bronx. Grace pleura tout le temps, tassée, la tête pendante, les mains pendant entre ses genoux. Elle hoquetait et disait que c'était sa faute, qu'il lui avait dit qu'elle devrait déménager, surtout, dit-elle, lorsque les Salvadoriens étaient venus dans la maison, il avait eu peur pour elle et la petite, mais il n'avait jamais pensé que lui... Dès que la porte du taxi s'ouvrit, lorsqu'ils eurent atteint la maison, le thrène lui parvint. La maison était pleine de monde, comme quelques jours plus tôt, les mêmes têtes, comme si la célébration d'il y a quelques jours s'était simplement prolongée, comme si personne n'était rentré entre temps. Même les tables étaient chargées de même, de bouteilles de coke et de boîtes de bière, de crackers, de gobelets de carton. Des voisines s'occupaient de tout ça. Il y avait les mêmes voitures. Leda était couchée dans les bras d'une femme, elle paraissait rapetissée, infantile, et elle pleurait bruyamment, à fendre l'âme. Une femme se jeta en hurlant autour du cou de Grace. La petite était là, dans le foyer, assise dans la courbe rentrante du piano, immobile, seule. Les portes étaient ouvertes et des gens entraient, sortaient. La couronne de sapin était toujours accrochée à la lourde porte.

Il était comme ahuri par cette douleur qui oblitérait tout ce que la sienne pouvait avoir de personnel et l'aspirait comme dans un grand tourbillon commun où elle ne pouvait pourtant pas se mélanger aux autres. Leur haine, certainement justifiée, remontait infiniment plus loin, draînait un vaste bassin, des terres obscures et sinistres, de lui à jamais inconnues, de souffrance, de haine, de brimades, d'injustices et d'horreurs. Sa douleur d'homme blanc était différente de la leur et elle ne les rapprochait en rien, c'était la douleur pour son amour, et elle se passait dans un univers absolument différent: deux conflagrations stellaires d'identique violence dans des galaxies différentes. Il alla se mettre à l'écart - gêné par la différence, et surtout par l'idée qu'ils ressentaient peut-être cette incompatibilité de sa souffrance et qu'ils s'en trouveraient insultés. Il regardait par la fenêtre de la cuisine, lorsqu'il s'aperçut qu'il n'était pas seul dans son refuge: Timmy, le jeune frère de Justus, était caché dans un débarras obscur, assis sur un tabouret élevé. Il s'était fondu dans l'obscurité. Timmy le regardait avec mépris, avec hostilité. Ce regard le bouleversa, et aussi le fait qu'il lui avait fallu, à lui, plusieurs secondes simplement pour le voir. N'était-ce pas, pour commencer, le premier stade de discrimination, ou d'indifférence?

- Timmy, excuse moi, je t'en prie, je ne te voyais pas...

Il fallait lui exprimer ses condoléances.

Il savait bien qu'un échange de civilités avec Timmy était absurde, mais les civilités étaient l'un des derniers filaments d'espoir qui unissaient les deux communautés. D'ailleurs, les noirs étaient plus courtois que les blancs. Il y avait quelques dernières subtilités de politesse, mais il n'y avait qu'elles, qui séparaient les uns et les autres d'une catastrophe commune. L'adolescent le regarda, dédaigneux, il avait mis son visage en position, semblait-il, pour lui cracher à la figure.

- Je suis terriblement, terriblement désolé de ce qui est arrivé, Timmy... Justus t'aimait, il avait beaucoup d'espoirs pour toi, il voulait que tu deviennes quelqu'un d'important, que tu fasses des études...

- Qu'en avait-il à foutre, de parler de moi avec vous?

- Il espérait que tu irais à l'université, il en rêvait parfois... Peut-être à l'Université Columbia, qu'il disait...

- Connais pas, dit-il, en s'efforçant d'esquisser un sourire idiot.

Daniel suggéra qu'ils pourraient s'y rendre, ensemble, un de ces jours, il lui ferait visiter le campus, ils pourraient déjeûner ensemble, parler de Justus.

- And then we'll talk, you and me, OK?

- Man, don't count on me to suck you off!

On se parlera, hein? - Compte pas sur moi pour te pomper. Bon, prendre la merde d'un adolescent - il n'avait pas besoin de cela non plus. Pas aujourd'hui. Va te faire foutre!

Il tourna le dos à Timmy et chercha des yeux son père qui maintenant tenait la main de Leda qui sanglotait toujours, accrochée à l'autre femme, avec des hoquets déchirants, hystériques, comme si son corps se défaisait de l'intérieur et que toute sa substance se consumait visiblement, en une loque de pur désespoir. Bon, c'était donc cela: la douleur d'une mère. Il ne se l'était jamais figuré. Bigre! Quelle expérience... Primaire, essentielle... Cela vous tordait les boyaux, c'était insoutenable, non il était indécent, dangereux de regarder cela, il fallait garder ses distances... Pour la douleur, faites confiance à une mère... Elle vous éteignait, elle vous soufflait, inconsistant, frivole, dans le néant... Dans l'autre main, Moses tenait sa pipe, qu'il fumait calmement.

Lorsque Moses se releva et se dirigea vers la cuisine, Daniel le rejoignit. Il voulait s'assurer que Grace et l'enfant resteraient avec eux, dans les jours à venir. Il dit qu'il tâcherait de trouver pour elles un appartement dans une section plus sûre de la ville. Moses hocha la tête, pensivement.

- That's very kind of you!

Il rentra chez lui. Il n'était même pas encore midi. Il faisait froid et une douce lumière de neige, qui estompait les ombres malgré la force du soleil, montait des trottoirs et se reflétait sur les immenses façades. Il marcha le long du parc de Riverside, au bord de l'Hudson. Il n'était pas sûr comment il était venu là. Il pouvait croire que ces dix dernières heures n'avaient jamais existé. Alors, sa peine serait sans objet, mais il resterait pourtant captif de son indicible stupeur... Quelque profonde qu'elle fût, sa peine, il se sentait mieux ici, dans la solitude, qu'avec les autres, trop bruyants. Il y avait trop de vie, encore, dans ce bruit, cela protestait trop fort... C'était encore la négation à l'oeuvre. Pourquoi ce tapage alors qu'il était tellement plus simple de marcher seul à côté du fleuve splendide, d'un pas élastique, avec même une petite mélodie vous accompagnant, dans la tête, comme toujours, quand on commence d'avoir marché loin... Le monde était transformé absolument, pourtant il le reconnaissait bien, tous les détails étaient encore mieux dessinés, plus proches... Les oiseaux, plus intimes... Des vagues d'affection lui venaient, se répandaient à la rencontre des passants noirs, de n'importe quel passant noir, de n'importe quelle forme ou quel âge, mais sélectivement. Son amour les cherchait, se posait sur eux, parce qu'ils renfermaient chacun une parcelle de l'aimé, et en même temps, ils ne savaient rien de la mort de l'aimé, ils ne souffraient pas de sa mort, ils souffraient de tout ce qu'il avait pu souffrir dans son existence, plus ou moins, mais leur souffrance l'ignorait, passait au large, sans réclamer l'attention... Deux couples passèrent, gais, avec deux poussettes contenant chacune un bébé en anorak. Une dame aux cheveux gris fer passa, au visage digne et ridé, surmonté d'un bonnet d'infirmière: elle n'était pas seule, elle tenait quelqu'un par la main, quelqu'un avec une canne mais qui était sans importance, n'évoquait nullement l'aimé. Un clochard, assis sur un banc, souriant, hâbleur pour lui-même, tendait un gobelet de carton: lui, était très visible. Un grand adolescent courant comme une flèche, avec une grâce facile, était très visible, lui aussi. Son âme, en passant, les embrassait. Mais il se heurta deux, trois, quatre fois, à des gens qu'il n'avait pas vus. Il s'excusait. Ils l'excusaient. L'énorme surface du fleuve en contrebas brillait comme une surface de neige, mais reflétait la couleur bleu acier du ciel. Il n'était pas gelé: il tirait avec force des plaques de glace mince, en forme de continents, qui s'entrechoquaient. Ses pieds, à lui, n'étaient pas non plus gelés, pourtant ils étaient nus dans ses chaussures: il ne les sentait absolument pas, il ne sentait même pas le sol sous ses pas, ils le propulsaient avec une incroyable énergie... En passant devant le petit musée-temple bouddhiste, il crut entendre un gong qui fit des cercles dans son âme, comme une bille frappant au centre d'un plat d'argent. C'était une charmante construction en blanc et noir, avec des lanternes, serrée entre deux immeubles d'appartements. Y avait-il un service? Dimanche matin, that's right... Un doux vrombissement de psalmodies lui parvenait. Il crut sentir l'encens. Les mains dans les poches, il s'arrêta pour écouter, renifler.

Rien.

Il avait grandi dans une certaine religion catholique, mêlée d'agnosticisme, vaguement hérétique et syncrétiste: il ne croyait pas en l'immortalité de l'âme, malgré les embarrassantes doctrines de réincarnation auxquelles Nikki était attachée, elle l'avait enjôlé, maternelle et dangereuse séductrice, dans son adolescence, avec son catholicisme rituel et bâtard, elle avait fait son possible pour l'éloigner d'une persuasion intime qui avait pris possession de lui dans son enfance et qui demeurait ineffaçable, infuse dans la moëlle dans ses os, imprimée dans sa pensée, et qui paraissait la seule chose en lui qu'elle voulait étouffer, sa chère maman: le savoir qu'il était mortel, voué à la dissolution, âme-corps, ce n'était pas une grande affaire. Cette séduisante sarabande de contes catholico-hindouistes (on l'avait traîné dans toutes sortes d'églises et de temples dans son enfance pour "lui ouvrir l'esprit"), s'était dissipée de manière aussi totale, sans qu'il en ressentît la moindre inquiétude ou douleur, lorsque la curiosité, un peu plus tard, l'avait poussé à lire Eschyle:

Prométhée:

J'ai fait que les hommes ont cessé de craindre leur perte inélectuable...

Coryphée: Par quel remède as-tu accompli ce miracle?

Prométhée: J'ai donné aux espérances aveugles un domicile au fond de leurs coeur.

Coryphée: C'est un présent d'importance que tu as fait là aux mortels.

Il avait accepté ceci comme la réponse satisfaisante, une fois pour toutes, et décidé de s'y tenir pour le reste de son existence: il fallait considérer, et respecter, avec le plus d'équanimité possible, les deux, la perte inélectuable, la nécessité des espérances aveugles. Il était même embarrassant que cela ait été dit si bien, il y a si longtemps... et que tant de monde semblait n'en rien savoir encore... "Il est retourné à son créateur," avait dit Léda, au milieu de hurlements de douleur... "Il est avec les anges!" disait la voisine, et tout le monde criait encore plus fort... Il est à la morgue, mort, fini, examen de routine, rapport, enveloppe de papier pour les balles, sac de plastique pour les effets personnels, sac de plastique pour le corps, libéré pour obsèques, cercueil, au suivant. Tout est bon, tout est acceptable. L'objet de tous ces jeux, manipulations, vocalisations est de nous distraire, encore un peu...

Il se sentait ivre. D'une sobriété si parfaite qu'elle ressemblait à l'ivresse. Il n'avait jamais été si sobre de sa vie. Il ne sentait pas le sol sous ses pieds et le monde se berçait sous lui. Il avait marché des heures. Il était presque chez lui.

Un homme vint à lui, un de ceux qui étaient éblouissants de visibilité. Il l'avait aperçu de loin, comme il remontait depuis Riverside Drive, l'homme se dirigeait vers lui venant de West End Avenue. Il était grand, il était souriant. Il portait une calotte africaine, il portait une veste de duvet sur une chemise à col ouvert. Daniel le regarda dans les yeux et lui sourit. Il lui demanda, à Daniel, s'il n'avait pas un dollar pour un jeton d'autobus, et lui dit qu'il avait le sida et un rendez-vous dans une clinique de midtown et pas d'argent pour s'y rendre, et farfouilla autour de son col pour lui montrer les ganglions gonflés autour de son cou, ronds, brillants (il pensa à des couilles de chien), il ouvrit poliment la bouche pour montrer l'intérieur tout blanc, une vraie champignonnière, Daniel le regarda quasi-transporté, avec une sorte d'émerveillement, l'autre ne parut pas s'en étonner du tout, il sortit son porte-feuille de sa poche, il lui prit la main, gantée d'un épais gant graisseux, et posa dedans le billet, et referma dessus les doigts. Un sourire fleurit sur le visage: Thank you, brother!

- My brother is dead! dit-il, ce qui n'avait aucun sens.

- Heee'z with the Lord, I'm tellin' you! Heee'z lookin' down from right up here, I know... He loves you, brother, he sure does...

Il est avec le seigneur, il te regarde de là-haut, il t'aime, ton frère, oh oui, il t'aime... Ils se séparèrent. Daniel se retourna brièvement. L'homme était debout sur le trottoir, radieux, et le suivait des yeux. Il lui envoyait des signes de la main.

Alors, le coup tomba sur lui comme d'une massue, comme d'un gourdin, comme une poutre qui tombe, comme un toit qui s'effondre. Un soupir lui échappa, si déchirant qu'il pénétra au fond de sa poitrine comme un poignard. Il voyait rouge, puis noir, puis blanc. Il continuait de marcher, hébété, aveugle. Il reconnut aussi la jolie phrase musicale qui lui avait trotté dans la tête, tout ce temps, Che faro senza i Euridice Dove andro senza il mio ben Che faro Dove andro... que ferai-je, où irai-je sans mon Euridyce, où irai-je sans mon bien? Il pleurait abjectement, avec un mal horrible. Arrivé chez lui, il traversa le hall à toute vitesse, il voulait emprunter l'escalier de service pour éviter le garçon d'ascenseur. Le garçon d'ascenseur, justement, était avec un homme sombre de courte taille avec une tête pâle et rectangulaire, et ces gros sourcils noirs circonflexes, qui ressemblait à, qui était Enzo, à qui il ne pouvait échapper, qui marchait vers lui en se décomposant rapidement...

Il retourna au Bronx le lendemain, pour le service. Il fut surpris par le nombre de blancs dans l'église. Il y avait un autobus de Juilliard. Le New York Times avait rapporté le meurtre. Le choeur était en surplis noirs et blancs, le pasteur portait une chasuble à dessins africains. Le choeur se déchaîna soudain, comme un ouragan, noyant l'harmonium, le choeur chantait avec rage, Daniel ne savait si c'était de colère, ou s'il était emporté par la passion religieuse, ou par la fureur de chanter. Ce choeur était la négation de toute souffrance individuelle, il vous l'arrachait de l'âme comme un lambeau sanglant et l'envoyait tournoyer dans le vaste siphon de la douleur universelle, ou tout au moins raciale. L'Esprit soufflait indeed, comme l'en avait prévenu Barry. Ce choeur était, par son essence même, insupportablement triomphant. Le service n'en finissait pas. Le choeur ne se lassait pas. Il tournait à plein tube comme une puissante machine cathartique. Il se balançait comme l'océan, l'assistance se balançait. Daniel sentait qu'il faudrait s'y abandonner, ou bien s'enfuir. Il n'était pas assez solide dans sa tête pour lui résister. Enzo était à son côté, abasourdi, un roc d'incompréhension, le salut. Il fallut se prendre par la main, tous, et d'une main il accrocha fermement celle d'Enzo, l'autre fut saisie, violentée, brutalisée, par une main délicate, moite, nerveuse, convulsive, armée d'ongles pointus, la main d'une très jeune femme inconnue, parfumée, enjoaillée, et qui pleurait sans interruption. C'était insupportable. Toutes les lézardes de son être lui devinrent apparentes. Ce tumulte vocal n'admettait pas de lézardes, il vous assaillait comme l'océan, pour vous pulvériser. Heureusement le choeur s'interrompit et le sermon commença, pour ne jamais finir, semblait-il. Pas un moment l'idée n'effleura l'esprit de Daniel qu'il se trouvait là pour honorer Justus. Il se trouvait là pour voir sa souffrance réclamée péremptoirement et incorporée dans la jubilation des "espérances aveugles." Il souffrait, indubitablement, du malheur de la foule. Sa douleur, se dit-il (en tentant d'assourdir dans ses oreilles le verbiage inspiré de l'orateur) avait la forme d'un homme noir, et il était juste qu'elle revînt à sa race. Enzo et la femme continuaient de lui tenir les mains. Il ne pouvait se dégager. Ils réclamaient tous, à cor et à cri, Justus, la victime. Ou du moins, un morceau de lui. Justus était distribué entre eux selon les impénétrables modalités de la race, de la famille, de l'amitié, de l'amour, de la profession, du voisinage. Et voilà qu'il était revendiqué de surcroît par Dieu lui-même, et par le Ciel, et par un bizarre protestantisme luxuriant et dévorant. Alors que lui, Daniel, avait été trop d'un étranger par rapport à Justus, et il l'avait connu trop peu de temps, pour rien posséder, ou revendiquer de lui à priori; mais il avait cédé à Justus tout ce que l'on abandonne de soi dans l'amour et le gage était maintenant irrécupérable.

Du Bronx, il raccompagna Enzo à Kennedy. Arrivé la veille, il rentrait le jour même. Il ne s'était pas encore ressaisi de la crise au milieu de laquelle il était tombé. Ils restèrent assis à une table dans l'une des cafétérias jusqu'à ce son vol fût annoncé. Toujours si stupéfaits d'être ensemble qu'ils ne trouvaient pas grand'chose à se dire. Si ce n'est, Daniel: "C'est drôle, quand même, que tu soit venu pour ça!" Enzo: "Quelque chose me poussait!" Sur ces inanités, le silence retombait. Il s'était trouvé, Enzo, avec une journée de libre, et le coup de fil de Daniel quelques jours plus tôt ne lui sortant pas de la tête, il n'avait rien trouvé de mieux à faire. Il était, c'était abominable de le reconnaître, en même temps que plein de sympathie, et vibrant d'horreur devant le crime, tout au fond de lui-même, pour Daniel et pour Nikki et pour tout le monde, soulagé que l'autre, l'objet d'amour, eût cessé d'être un danger, qu'il fût éliminé de leurs soucis! Il n'osait pas parler de peur de trahir cette pensée qui troublait sa respiration par des élancements de culpabilité et de honte. Il avait hâte qu'on annonce son avion. Il dit: "Promet-moi de prendre très bien soin de toi, mon petit, tu me comprends?" - "Je fais mon possible..." - "Ce n'est plus assez... L'impossible, l'impossible...!" - "OK, je ferai l'impossible..." Des masses de voyageurs allaient et venaient, dans les vastes corridors, tous en sursis... Il lui apparut, à Enzo, qu'il aimait beaucoup moins la vie, tout à coup.

Il rentra. Joyce avait appelé. Elle et Rory étaient rentrés précipitamment de Floride à cause de Jason. Il se trouvait à l'hôpital. Daniel reçut la nouvelle sans émotion, un peu comme l'annonce de la chute d'un gouvernement dans un pays peu important. Son père lui apparaissait par-delà une distance énorme, un terrain dévasté. Racorni, étranger, piteux. Il appela sa soeur. Ce fut Rory qui répondit. Rory avait organisé le départ indigne de Loretta. Daniel le méprisait tant qu'il ne parvenait pas à faire attention à ses paroles, elles venaient à lui à travers un brouillard, comme lorsque l'on s'ennuie profondément. Barry et sa mère avaient fait admettre Jason dans une hôpital de Queens. Il s'était détérioré de manière surprenante et rapide, en quelques semaines. Il avait perdu son job à la bibliothèque. Il n'était pas sorti de chez lui depuis. Il ne prenait plus soin de lui-même. C'était l'agent immobilier, qui venait montrer l'appartement libre aux locataires éventuels, qui avait d'abord donné l'alarme: il était apparu sur le porche, hirsute et titubant. Rory parla de médecins, il dit: Parkinson. Daniel répondait: oui, oui. Le mot n'avait pourtant pas pour lui de signification précise: c'était une maladie de vieilles personnes, non? Il aurait été, par moment, quasi-paralysé, dit Rory. Ces mots, comparés à la mort de Justus, parurent irréels. "Pour Noël, il nous a bien attrapé, nous l'avions invité, tu te souviens, il a refusé, disant qu'il se rendait à Quoque - C'est ce qu'il m'a dit, aussi! - Eh bien, il paraît qu'il a dit à Dola qu'il venait chez nous, alors Dola est partie aux Iles Vierges!" Joyce se trouvait à l'hôpital avec lui, en ce moment-même. Rory lui indiqua l'adresse.

Daniel remit son écharpe, son manteau: ils sentaient encore l'encens du service. Il descendit à la station du métro. Si un proche se trouvait à l'hôpital, l'usage était qu'on lui rende visite. Il fallait donc qu'il aille à Queens. Mais il faisait nuit, depuis deux ou trois heures. Il venait de rentrer de Kennedy Airport. C'était absurde, l'heure des visites serait passée avant qu'il n'arrive. Il s'en alla boire au bar de l'Abbey. Il éprouvait presque du soulagement à se trouver une obligation pour le lendemain.

Il prit le train dès le matin. Parkinson, cela résonnait comme une destination, une banlieue incertaine. Cela sonnait même mieux, à tout prendre, que Flushing, Flatbush, Bushwick, Elmhurst, Hollis, Brownsville, ces bruits de plomberie et de chasse d'eau, comme disait Jason. A la gare de Queens, il prit un taxi.

Il donna son nom à la réception. Il traversa des couloirs. Il se retrouva dans un vaste ascenseur. Il croisa, deux fois, des lits que l'on poussaient, qui contenaient des êtres si défaits, d'une couleur si malsaine, qu'ils lui parurent déjà morts. Ils balbutiaient pourtant, il bougeaient les yeux. Ils lui parurent extraordinairement inférieurs, larves humaines. Il se trouvait encore aux prises avec le monde de la violence, il lui appartenait encore, et il y avait, c'était indéniable, quelque chose de sauvagement sain dans la mort violente, si bien que le monde opposé, celui de la maladie, de la destruction lente et naturelle lui parut, en comparaison, vil et répugnant: oh, qu'elle était séduisante et dangereuse, cette idée! Il n'y avait aucun doute, pourtant: il se trouvait, lui, sur l'autre rive, dédaigneux, parmi les héros! Un peu sanglant aussi, et sonné.

Dans la chambre, il trouva Joyce et une grosse femme brune ridée et maquillée qui le regarda avec attention, quoique d'une manière qui n'était pas antipathique. Il lui serra la main. Les deux femmes le regardèrent avec une sorte de stupeur inquiète. Elles n'avaient aucune idée, bien sûr, de ce qu'il venait de traverser en quarante-huit heures. Cela devait se voir. Joyce l'embrassa, alarmée, et lui serra la main, croyant qu'il s'inquiétait pour son père. Il faillit rire. Mais il ne lui restait pas une fibre d'émotion pour son père.

Jason était assis dans un lit d'hôpital, calé par des coussins. Des tubes le reliaient à un sac de glucose. Il regardait dans le vide, le visage amaigri, incliné selon un angle bizarre et ne semblait s'apercevoir de rien. Daniel lui prit la main, l'embrassa sur la joue: il était mou, il paraissait incroyablement vieux. Il remua les lèvres. Il bougea les yeux. Il bougea les épaules, avec effort, pour diriger ses yeux sur lui. Il paraissait ahuri. Il dit quelques mots avec effort, puis il se tourna vers la fenêtre. Il bavait. Joyce, à tout instant, se pênchait pour essuyer la salive, soigneusement, tendrement, avec un kleenex.

La femme - c'était la mère de Joyce et de Barry, il ne l'avait jamais vue - lui expliqua qu'il était malade d'inanition, il n'avait sans doute rien mangé depuis avant Noël. Il semblait avoir eu une attaque. On l'avait cru dans les Hamptons, à Quoque, personne ne s'était inquiété de lui...

- Nous avons essayé de t'appeler toute la journée, Daniel...

- Oui, dit-il. J'étais occupé... Mon père est venu en visite...

Elles le regardèrent. Il se rattrapa.

- Mon beau-père... Je l'ai reconduit à Kennedy hier, ajouta-t-il. J'ai trouvé ton message en rentrant.

- Enzo, s'écria Joyce. Quel dommage! J'aurais tant aimé le voir!

Le malade s'agita soudain. Il semblait vouloir communiquer un message urgent. Daniel, Joyce, la femme se penchèrent. On crut comprendre qu'il avait voulu se rendre à Kennedy, lui aussi, mais le taxi n'était pas venu, il avait manqué l'avion...

Il retomba sur les oreillers et roula les yeux. Au bout d'un moment, il s'endormit, paisiblement, respirant avec légèreté.

Joyce était agitée, elle débordait d'une sollicitude passionnée, désordonnée. En même temps, son attitude de ressentiment envers son père ne semblait point avoir changé. Elle prit Daniel à part et lui conta, d'une voix rapide, nerveuse, comme si elle récitait une leçon, comme si c'était une tirade qu'elle avait répétée bien des fois, l'état désastreux des finances de Jason. Elle était choquée par son imprévoyance. Comme elle s'en était doutée, il n'avait pratiquement aucune sorte de couverture médicale. Elle se lança de nouveau dans une diatribe pénible contre son mode de vie des vingt dernières années, ses dépenses, ses appartements, ses voyages, ses voitures. Il semblait à Daniel qu'il dérivait, tout ce temps, dans un état intermédiaire de sommeil et d'ennui. Il avait du mal à garder les yeux ouverts. Il lui paraissait aussi qu'elle tentait de suggérer que l'incurie de son père était de quelque manière liée à son existence même, à lui, Daniel, à sa propre naissance, à sa propre mère ("Toutes ses femmes..."). Il lui semblait que c'était Barry qui parlait, avec une voix différente.

- Quand je le vois comme ça... il me semble qu'il vaut mieux qu'il ait vécu aussi bien que possible, non...? dit-il finalement, avec irritation, et aussitôt après, il bâilla.

Une lueur de dédain passa dans le visage de sa soeur: il comprit que jugement venait d'être passé. Il s'en foutait.

C'était à eux, continua-t-elle sur un ton de reproche, et avec une fierté vertueuse, qu'allaient incomber la prise en charges de tous ses problèmes, matériels et financiers. Eux, cela voulait dire Rory, elle-même, et sa mère... Déjà, elle avait du se mettre à la recherche d'une entreprise de nettoyage spécialisée, car Jason avait décommandé sa femme de ménage depuis un mois, et son appartement était dans un état... D'ailleurs, aucune femme de ménage n'accepterait de toucher...

- Ah oui?

- Il semblerait que ces derniers temps, Dad ait été incontinent... Mom a visité la maison...

Elle baissa les yeux, avec un haut-le-corps suggestif.

- Nous allons lui demander son autorisation de vendre la Porsche, ajouta-t-elle. Après tout, il n'est pas en état de conduire.

- Tu es sûre que ça ne va pas lui causer un choc...? Comme qui dirait, toute son identité d'avant, elle est dans cette voiture...

- Nous n'avons pas le choix, c'est tout ce qui lui reste... la vente de la Porsche nous permettra de couvrir ses frais pendant une semaine ou deux, j'espère... Elle est vieille, bon sang! Soixante-dix-neuf, je crois! D'ailleurs, il est possible qu'il ne puisse plus vivre seul... pour un certain temps... Ma mère pense avoir trouvé pour lui, grâce à mon oncle, qui est dans les Services Sociaux, une sorte de home... au moins pour un temps... ce sont des appartements-studios avec salle de bains, très convenables, pour des personnes âgées à faibles revenus et qui requièrent certains services... hygiéniques, médicaux...

- Un home...?

- Tu penses bien qu'il ne pourras pas se présenter là au volant d'une Porsche... Il faut que tu te rendes à la raison: il ne peut pas prendre soin de lui-même... C'est peut-être une mauvaise passe, une première crise... peut-être que son état s'améliorera... Nous ne ferons rien sans t'en avertir, sois-en sûr... Bien entendu, il ne peut rien posséder d'immobilier, non plus... Pour éviter de vendre, il faudra mettre l'appartement au nom de Barry... Après tout, avec tous ses problèmes psychologiques, Barry est quasiment un infirme, c'est à dire, pour Dad, presque un enfant à charge... C'est un biais intéressant, qu'il faudra utiliser à fond...

- Excuse-moi... Pour moi l'idée d'un home est très choquante...

- Mais elle est choquante pour nous tous, je t'assure... Il n'y a rien d'autre à faire...

- Je pourrais peut-être... mes parents pourraient... peut-être aider, de quelque manière....

- Mais, vous êtes les très bienvenus, dit-elle, sans nulle intention ironique, cependant. C'était une façon de parler.

Il passa la moitié de la nuit à la bibliothèque de l'Université Columbia, consultant d'innombrables références sur la maladie. Il était presque seul. Il reconnut les symptômes qu'ils avaient tous négligés: son expression souvent figée, sa voix atone. Ce dernier désordre pitoyable de ses affaires. En même temps, il voyait dans la maladie comme une transcription de ce qu'il y avait d'erratique, d'imprévisible, souvent d'irritant, dans la façon d'être de Jason. Comme si elle était, cette maladie (et les descriptions de cas avancés lui parurent hideuses) une sorte d'exagération dramatique, une représentation caricaturale de ce qu'avaient été ses attitudes. Même ce bruit de succion, qu'il faisait de la langue contre ses gencives. Ou sa distraction. Ou l'impression qu'il donnait, parfois, d'être drogué ou ivre. Un mot revenait comme un gong: irréversible.




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