Daniel retourna voir son père chaque jour. Son état s'améliora dès la seconde visite. Le troisième jour, il le trouva presque normal, mais ces états ne se prolongeaient, à ce qu'il paraissait, que pendant quelques heures par jour. Il n'avait plus de tubes, mais il éprouvait du mal à se nourrir, à cause de ses lèvres paralysées. Un soir sur deux, Daniel visitait le voir à l'heure du dîner et lui faisait boire sa soupe à la cuiller. C'était arrangé ainsi avec Joyce. Barry ne venait point visiter: il était, dit sa mère, trop instable émotionnellement, l'atmosphère de l'hôpital risquait de l'affecter. Le plus souvent, Daniel se retrouvait seul avec le malade. Il lui essuyait les coins de la bouche après chaque cuillerée, comme Joyce lui avait montré. Jason pouvait mouvoir librement ses membres, bien que ses deux bras fussent maintenant affligés d'un tremblement intense. C'était les muscles de sa bouche qui ne répondaient plus. Il bavait copieusement. Mais lorsqu'il se sentait bien, il parlait presque comme avant, sans intonation aucune, sans expression. Il était évident que ses facultés intellectuelles étaient intactes.
- As-tu des nouvelles de Loretta? demanda-t-il.
- Non, et toi? As-tu la moindre idée de ce qu'il est advenu d'elle?
- Elle est partie... Je la regrette...
- Moi aussi...
- C'est dommage... Elle pourrait prendre soin de moi, à la maison... Au train où vont les choses, je me verrais peut-être dans l'obligation de vendre mon côté de la maison...
- Mais c'est ta seule sécurité...!
- Oui et non, je peux m'améliorer, sans aucun doute, il y a des traitements, des opérations... Je ne suis pas encore fini et enterré, mon pote!
- Je n'ai pas dit ça, mais je pense qu'il vaudrait mieux que tu aies, au moins, une maison...
- Il va falloir que j'en parle à Joyce... Elle m'a parlé d'un studio... A propos, j'ai demandé à Joyce de mettre en vente la Porsche... C'est Rory qui va s'en charger...
- Tu es sûr que tu veux la vendre?
- Bien sûr! Je n'en ai pas besoin... Et puis, en ce moment, j'ai des soucis d'argent...
- Je suis sûr que Maman pourrait t'aider, et même moi...
Il dit qu'il n'avait pas besoin qu'on l'aide. Il s'en sortirait bien tout seul. S'il se sentait mieux, il s'occuperait lui-même de vendre sa maison... Ce n'était pas le genre de maison qu'il lui fallait... Il devint évasif, prétendant la légèreté. Soudain, il se passa quelque chose d'étonnant: il lança la tête en arrière, et la pencha sur le côté gauche, les yeux exorbités, et il resta comme cela dans une rigidité absolue, et Daniel appela l'infirmière qui devant son expression inquiète lui expliqua que cela lui arrivait plusieurs fois par jour, qu'il n'y avait pas lieu de s'en étonner. Cela dura plusieurs minutes. Il comprit que Jason était parfaitement conscient, qu'il était conscient de sa présence, mais qu'il restait bloqué dans cette position ridicule. Puis Jason se relâcha et le regarda; il aurait presque rit: C'est drôle, je t'assure, quand ça vous prend, comme cela, c'est tout à fait en dehors de votre contrôle, difficile de s'habituer à ça, je te jure...
- ...Et puis, continua-t-il, j'ai de mauvais souvenirs de cette maison... Je ne veux pas y vivre...
Loretta. Il avait songé que Loretta pourrait prendre soin de lui, se dit Daniel. Cette idée l'indignait. Qu'avait-il jamais fait pour Loretta? L'avait-il même seulement défendue contre sa mère et Rory? C'était bien ainsi qu'il avait été, Jason, toute sa vie, c'était pour cela que certaines personnes le détestaient, et pour cela aussi, pour cette conception candide et sans excuses de son intérêt personnel, que d'autres l'aimaient. En même temps, de toute évidence, ç'aurait pu être un arrangement idéal, l'exploitation de Loretta, qui aurait fait le bonheur de tout le monde. Quel droit avait-il de juger...? Loretta sans nul doute y aurait trouvé du plaisir. Bien fait pour eux qu'elle soit partie! - Peut-être, dit Daniel, serait-il possible de garder la maison, et de trouver quelqu'un, comme Loretta... qui accepterait de vivre dans l'autre moitié, et de s'occuper de toi pendant quelque temps... une famille noire, par exemple... en échange du loyer... qu'en penses-tu?
Silence.
- Tu me fatigues, dit soudain Jason.
- J'en suis désolé... Excuse-moi...
Il s'endormit tout d'un coup, comme un enfant. Daniel partit rapidement, sans l'embrasser. Il se promit de parler à Joyce de son idée. Elle lui déplaîrait sûrement.
Lorsqu'il rentra ce soir-là, le répondeur clignotait. Il entendit la voix de sa mère: Zerline était née à six heures du soir, elle pesait 3927 grammes, elle criait très fort, elle tétait vigoureusement, tout le monde t'embrasse, nous t'aimons tous, appelle-moi, s'il te plaît, suivait le numéro de sa chambre.
Quel jour était-on? Le sept janvier. Il ne s'était pas aperçu du changement d'année. Il était deux heures du matin, chez eux. Elle était déjà âgée de huit heures! Rouge, somnolente, ridée, concentrée, comme les autres. Il appellerait demain. Il descendit sur Broadway illuminé. L'étalage du vendeur de légumes coréen lui faisait mal, toujours, comme s'il était éclairé d'une lumière trop forte. Lorsqu'il passait devant, dans les jours qui suivaient la mort de Justus, l'idée l'avait giflé à chaque fois de l'offense que représentaient tous ces fruits et légumes qui s'amoncelaient en dépit du fait que Justus n'existait plus, qui lui étaient comme destinés, s'il était venu manger chez lui, par exemple, mais qui continuaient de s'empiler idiotement, brillants sous le néon. Pour Daniel la peine du deuil s'était trouvée régulièrement accrue de l'existence de ces indécents légumes, il leur en voulait de paraître aussi vulgairement vivants. C'était singulier, en fait d'obsession, mais enfin, ce n'était que l'instance la plus aiguë d'une impression diffuse: la vue du ciel, ou de la surface du trottoir, produisaient sur lui un effet similaire quoique estompé. Et voilà que, alors qu'il examinait, au milieu des congères du trottoir, les bananes, les mangues, les fraises du Mexique, les okras, les pois mange-tout, le gingembre de Tai-wan, la peau de porcelaine de la caissière, une idée totalement opposée lui vint: il évoqua d'un coup tous les fruits et légumes que cette enfant allait consommer durant sa vie, plusieurs fois le contenu de ce magasin... Il eut une vision lumineuse de montagnes de fruits et de légumes juteux et mangeables, dont il aurait voulu assurer pour elle l'existence... Toutes sortes de désastres possibles accoururent dans sa tête, qui pouvaient se produire sur les sept ou huit décades de son existence: la pénurie, la contamination nucléaire, l'accumulation d'insecticides et d'engrais, le manque d'eau, voire les changements climatiques... La compétition de huit milliards d'êtres humains. Sans doute, il y avait peu de chances qu'elle connût jamais la famine... Parmi les quelques centaines de mille relâchés dans le monde aujourd'hui, elle faisait partie d'une minorité infiniment privilégiée. Avec ce qu'elle consommerait, aussi, des richesses de ce monde, comme lui, comme tous leurs semblables, elle valait bien, à elle seule, une centaine et plus des plus pauvres: de kilowatts, de calories, de joules... Un vrai petit désastre, un black-hole de ressources. Il fallait tout de même se réjouir de son arrivée. Sinon lui, qui d'autre? Il chantonnait:
Zerline, bien sûr, Don Giovanni. Il entra dans la boutique du marchand de vin. Il se mit à siffler l'air avec assurance. L'épais garçon porto-ricain avec une ombre de moustache lui parut plus avenant qu'à l'accoûtumée. Il étudia soigneusement le rayon des champagnes français. Il acheta deux bouteilles, du cher. Le garçon lui donna un calendrier en prime.
En rentrant le long de Broadway, il essaya de se rappeler les paroles, mais il ne parvenait pas plus loin que les trois premiers mots... Un' certo ba-a-alsamo... que j'ai là... Mais, bien sûr, c'était suffisant... Zerline promettait un certain baume qu'elle avait, qui guérissait toutes les douleurs, Mozart savait bien ce qu'elle voulait dire... ! En avait-il manqué affreusement, de ce baume-là! L'aridité de sa vie sexuelle lui apparut, une fois de plus. Il n'avait pas baisé depuis Pâques... C'était immérité, bien sûr, il y avait eu des empêchements... Mais qui, se dit-il, qui...? Car il était jeune, oh, l'était-il donc! Il l'avait oublié... On était jeune, que diable, lorsque votre mère biologique venait de vous donner une petite-soeur! L'on était encore, virtuellement, un enfant...
Il songea à un cul qu'il avait effleuré par hasard, dans la foule, en sortant d'une salle de cours: il était rond et saillant et d'une dureté de fer. Il appartenait à une botaniste juive, qu'il n'aurait peut-être pas remarquée, qui sans doute n'aurait pas fait autrement d'apparitions dans ses rêves, elle était petite et corpulente, elle avait un lourd chignon noir et une peau d'or pâle qui brillait d'une douceur domestique comme la flamme des bougies du sabbath, mais elle était ficelée effroyablement et portait les lunettes de myopie les plus défigurantes qu'il avait jamais vues. Il la voyait tous les mardis. Très, très intelligente. A peu près inabordable. Deborah Goldkern. Sans doute appartenait-elle à cette secte ultra-orthodoxe de Brooklyn. Elle était ainsi attifée spécialement, sans nul doute, pour éloigner les Gentils comme lui. Elle épouserait un jeune homme pâle et barbu avec des anglaises et un chapeau de soie, un salaud de veinard...
C'était son premier champagne depuis Justus. Il ne fit pas de lumière, l'éclairage du boulevard suffisait. Il fallait bien célébrer cette naissance. Il remplit deux verres à vin, un pour Justus, un pour lui. Il brancha son poste à cassettes dans le living-room. Il n'avait pas d'enregistrement de Don Giovanni. Il mit le Concerto pour Clarinette. Il se vautra tout nu sur le canapé de velours vert et but le contenu des deux verres, alternativement, et tout le reste d'une bouteille, sans se relever. Puis il ouvrit l'autre. Le magnétophone avait un rebours automatique. Il entendit trois fois le Concerto et deux fois le Quintette. Il n'avait jamais songé que Mozart avait fait de la musique blanche. Mais elle était carrée, pour sûr! One, two, three, four! Your fucking face is square like your fucking music! Pour commencer, tout en battant la mesure, il se mit à pleurer. Il en avait besoin de temps à autre, il fallait bien que ça sorte. "Ceci, c'est notre musique, Justus, dit-il mentalement au verre de champagne, en poussant mentalement du coude, pour l'importuner, un absent. Avoue qu'elle a quelques mérites, aussi! Et quelle structure, que diable! Quel équilibre, quelle carcasse! Et quelle force! Et légère, avec ça, comme le souffle de l'homme! C'est pas vos mélopées miaulantes engluées d'érotisme et de détresse, vos rythmes subtils évanescents, votre machinerie à bouleverser qu'on peut tirer dans n'importe quel sens, hein, mon pote? Fromage blanc mon cul!" Il les salua tous en pensée, tout le monde, les évoqua tour à tour, un à un, une à une, même Mozart et Duke Ellington, mais finalement, ce fut Deborah Goldkern qui le fit venir. Puis il re-pleura. Surtout sur lui-même, chaste, à son âge! Et sur cette petite précieuse soeur inconnue. Tombée du ventre de sa putain de mère. Si Justus était vivant, il se ficherait bien de lui, sans doute, avec raison. Il y avait de quoi pavoiser! Qu'est-ce qu'il en naissait, de petits précieux et de petites précieuses, à des filles et des mères et des soeurs et des petites-filles et des grand-mères et même des arrière-grand-mères, parmi les siens... Par bordées... Tous et toutes adorables... Et qu'est-ce qu'il en arrivait, de par le monde... Un raz de marée d'adorables qui recouvrait la terre, un désastre...
Quand il eut fini, raide et malheureux, il se souvint, à cause de Deborah Goldkern, de l'idée qui lui avait traversé l'esprit de demander la main de Deborah Goldkern, d'un rite du mariage juif, la coupe brisée en mémoire de la destruction du Temple. Il se rendit dans la salle de bain. Il enveloppa le verre de Justus dans une serviette immaculée. Il le jeta à terre, sur les carreaux blancs, et il marcha dessus, il l'écrasa de son pied nu à l'intérieur de la serviette, en tout petits morceaux, jusqu'à ce que le sang apparût entre ses orteils comme surgi des carreaux, ouvrant des taches lentes comme de l'huile répandue, s'épanouissant sur la serviette. Il ne sentait rien.
Shasta rentra quelques jours plus tard. Il lui parla de Jason, du bébé, et du meurtre. Elle se mit à l'oeuvre aussitôt: elle croyait savoir qu'un petit appartement allait être libéré dans l'immeuble: deux pièces, et qui donnait sur la cour intérieure, assez élevé cependant pour recevoir le soleil à midi, et qu'occupait un couple polonais récemment immigré. Avant le soir, elle avait assuré la location, Daniel avait versé des arrhes, l'on invita Grace et l'enfant pour venir le voir le lendemain, à l'heure du déjeûner, quand il était ensoleillé. Grace et l'enfant n'avaient pas osé sortir de la maison du Bronx depuis le meurtre. Les deux jeunes femmes, Caroll et Bess revinrent le même jour. Elles aussi se démenèrent aussitôt autant qu'elles purent pour aider Grace. C'était devenu une grande entreprise commune des locataires du 2C. Il fut décidé que Sheba devrait se faire inscrire à l'école privée religieuse qui dépendait de la Cathédrale de Saint John the Divine. Une des amies de Caroll était une diaconesse épiscopalienne. Elle joignit ses efforts avec ceux de Ganesh Lal, le professeur de yoga, pour la recommander. En quelques jours, un réseau de personnes comme jamais Daniel n'aurait osé imaginé d'en réunir, se mit en oeuvre pour aider Grace et l'enfant. Il les admirait, ces Américaines. Généreuses, efficaces. Sans fausse discrétion aucune. Il les avait mal jugées, par le petit bout de la lorgnette. Sexiste.
L'église épiscopalienne cependant ne pouvait pas prendre l'enfant avant l'automne. Sheba passa quelques tests, fut trouvée remarquablement intelligente, mais considérablement en retard dans sa scolarité, et il fut décidé qu'on la placerait à la rentrée une classe plus bas que son âge. On la fit entrer à l'école publique pour le reste de l'année.
L'appartement était vétuste, la tyauterie criait, comme au 2C, mais il y avait de beaux parquets, et aussi de grands miroirs, hérités des locataires précédents. Quelques jours plus tard, elles emménagèrent. Daniel loua un camionette, des amis de Justus l'aidèrent. Lorsqu'elle se retrouva seule dans l'appartement, au milieu de ses meubles, la camionette et ses amis partis, elle se lança au cou de Daniel en sanglotant. En la berçant dans ses bras, il se souvint avec quelle violence les sanglots de Loretta lui parvenant de derrière la cloison l'avait troublé, et il fut soulagé de n'éprouver rien de semblable. Il lui baisa les phalanges, puis les paupières. Ses lèvres attrapèrent ses cils qui étaient forts et piquants, comme des brosses fines. Il s'émerveilla du nombre infini des attraits des corps, de leurs infinies surprises. De leur investigation si cruellement limitée maintenant. Elle devait avoir des pensées analogues car elle dit:
- Que pourrais-je jamais faire pour toi, Danny boy?
- Mais rien, dit-il. Si jamais, je te le dirai...
- Danny boy - elle se recula un peu pour le regarder droit dans les yeux - tu vas me trouver affreusement ingrate, mais je voudrais te poser une question. J'aurais du te la poser plus tôt. Jure-moi que ta réponse sera la vérité.
- Je le jure, dit-il. Je ne te mentirais jamais.
- Daniel, es-tu OK? Je veux dire, tu n'es pas positif...?
- Absolument pas, dit-il. Je peux te montrer mon dernier test. Je n'ai pas baisé depuis Pâques. Si tu veux bien me croire, évidemment...
- Je te pose cette question parce que, si tu es positif, je ne te laisserai pas approcher de la petite. De n'importe quelle manière. Je sais que tu me diras que j'exagère, que c'est une phobie. Eh bien oui, j'admets que j'ai une phobie. Mais j'en ai trop vu, à Lincoln Center, à Juilliard, à Harlem, ces dernières années, partout, tu comprends? J'en ai beaucoup trop vu, ça m'a fiche en l'air la paix de l'esprit...
Il lui dit que, loin de la blâmer, il était soulagé de la trouver consciente du danger, et si prudente.
- Tout le monde ne réagit pas comme toi, Danny boy! C'est tout négation et ricanement, partout!
En même temps, il comprit qu'il l'avait fait penser à son oncle, celui avec qui "elle dormait comme une femme mariée." Une idée lui avait traversée l'esprit, qu'il coucherait un jour avec Sheba comme elle avait couché avec son oncle. Les mâles: elles connaissaient ça, les femmes de sa race. Voilà donc à quoi elle pensait... Il se demanda si son souci ne signalait pas une très vague, très lointaine autorisation détournée... A moins que ce ne fût une mise en garde...
En tout cas, il fut autorisé à lui donner des cours particuliers. Le soir, elle descendait dans son appartement pour travailler avec lui. Il avait souvent aidé ses petites-soeurs à faire leurs devoirs: il aimait cela, elles aussi, depuis son départ ce très simple plaisir était venu à lui manquer. Sheba était vraiment intelligente. Mais les méthodes d'instruction lui parurent invraisemblablement médiocres: Sheba était très en retard sur Aliette, qui avait son âge, mais alors Aliette se serait trouvée en avance sur à peu près tout le monde, ici (le plus remarquable, à en juger par ses camarades de Columbia, était qu'au moment d'entrer à l'Université, ils se trouvaient à un niveau au moins égal. Mais alors, un très petit nombre entrait à Columbia...) Vérifications vagues, questions à choix multiples, souvent illogiques et abominablement formulées, avec des fautes de grammaire dans le texte qui lui paraissaient énormes, même à lui, dont l'anglais n'était pourtant pas la langue maternelle, sans le moindre souci de cohérence, ou de maîtrise des opérations logiques. Son orthographe était désastreuse, ses lettres mal foutues, ses connaissances mathématiques en retard de quatre ans, elle n'avait jamais fait une rédaction qui dépassât en longueur quatre simples phrases. Il commença par lui apprendre à raisonner, elle n'eut aucun mal, bien sûr, elle avait toujours su.
C'était pour Daniel son plus grand plaisir de la journée, il osait à peine se l'avouer. Elle s'asseyait près de lui et il lui parlait. Elle, ne parlait que pour répondre. Elle sentait bon: elle s'inondait de parfum avant de venir. Elle l'envoûtait dans un jardin de jasmin et de rose. Le parfum était bon marché et se dissipait au bout d'un moment. Elle ne le regardait pas, son regard allait toujours droit devant elle, mais lorsqu'il pénétrait de force dans son champ de vision, son regard ne se détournait pas. Il se sentait mal à l'aise à cause de la satisfaction égoïste qu'il en éprouvait, et parce qu'il se sentait omnipotent avec elle, se sachant le pouvoir de changer absolument le cours de son existence. Elle ne pouvait pas ignorer non plus qu'il payait, avec l'aide d'Enzo, l'arrivé-bien-à-propos, une partie de leur loyer. Mais quand il était avec elle, il adoptait - cela, elle n'avait aucun moyen de le savoir, elle ne l'aurait jamais cru possible - une attitude secrètement humble, il aurait voulu se mettre à ses genoux, s'incliner devant elle, se rendre entièrement à elle en esprit: ce sentiment, dérivé du religieux, il le reconnaissait, chez lui, comme l'un des plus puissants. Il l'avait éprouvé pour chacun de ceux qui avaient eu, pour lui, une importance superlative: Justus, et Man, et Younous. Enzo, aussi. Il commençait de l'éprouver pour l'un de ses professeurs. Il n'avait pas de nom, ce sentiment, sinon: dévotion. Enzo l'avait emmené seul en montagne parfois, il l'avait encordé pour des escalades faciles, pour lui faire plaisir, Enzo lui-même n'étant pas le meilleur des grimpeurs. Sans se rendre compte que par cette action, pour l'enfant, il s'identifiait à Dieu.
Il avait, ce sentiment, son côté déplaisant, lorsqu'il basculait, oh, si rapidement, dans un désir de dégradation... Et cette soumission, dont Sheba ne se doutait pas mais dont elle tenait tous les fils, le terrifiait. Il lui apprenait à faire des équations, il lui apprenait, bien au-delà du programme, la biologie des champignons et des lichens, il s'amusait à lui enseigner les prémices de la logique d'Aristote, et même de Kant, juste pour voir, et à découvrir qu'elle gobait le tout, comme du petit lait, c'était enfantin, après tout, il lui expliquait quelques principes physiques, les théories de la lumière, les théories de la thermodynamique, elle emmagasinait sagement (pour la simple raison que son esprit, à elle, était baigné d'une fascination amoureuse qui dissolvait toute résistance) et restituait son savoir d'une manière fort convenable, avec un sérieux envoûtant, et sans se douter, car c'était si facile, qu'à chaque pas elle accomplissait un saut, pour elle immense, comme dans un espace sans gravité.
Le fait qu'elle fût si concentrée dans son silence, si respectueuse de ce qu'il disait, si loin de toute distraction le fascinait et accroissait encore son plaisir. Lorsqu'il lui parla de la biologie des animaux, elle ne parut pas s'y intéresser tellement: ils étaient trop vivants, ils la distrayaient de lui, elle parut même jalouse. C'était presque trop grossier pour eux, pour qu'ils en parlassent, elle s'en doutait déjà, les équations de tissus vivants. Plus ce qu'il disait était abstrait, plus elle buvait ses paroles avec avidité. Il commença d'avoir vraiment peur. Le soir, quand Grace ne rentrait pas (elle avait repris son job de garde-robière) il lui faisait à manger. Ils dînaient ensemble, en silence. Puis elle l'embrassait et allait se coucher. Il avait peur car il se rendait compte qu'il se créait des responsabilités imprévues. Enzo, en approuvant son projet, l'avait prévenu, mais même Enzo ne pouvait pas se figurer précisément ce dans quoi il s'était embarqué. Il avait compté passer un an ou deux au plus à Columbia. Que deviendrait-elle? Aurait-elle comblé son retard? Ne serait-elle pas trop en avance? Et qui, alors, la ferait continuer sur sa lancée? Elle se désintéresserait peut-être, sans lui? Il la séduisait hors de son ignorance commune pour la laisser tomber ensuite, de plus haut, plus douloureusement? Grace parviendrait-elle à assumer seule les dépenses de l'appartement et de sa scolarité, et celle de ses propres études?
Il avait le sommeil court, maintenant: c'était à cause de Justus, du deuil pour Justus. Il mettait à profit ses nuits pour lire, pour travailler. Jamais il ne lui était arrivé, jusque là, de se sentir autant d'aplomb, mentalement, à deux heures du matin. Sa veille était scandée par le bruit d'alarme des anti-vols sur le boulevard. Lorsqu'il regardait au dehors, il voyait des ombres à l'oeuvre, cambriolant les voitures, pillant des épaves, ou alors ses bien-aimées, engagées dans la longue tâche méticuleuse de fouiller et refouiller, ouvrir et refermer, l'une à l'autre se succédant, les sacs à ordures. Il entendait le gecko se promener pesamment dans l'appartement, invisible hôte, et croquer les cafards dans un crépitement. Il veillait sur Caroll et Bess, ses amies, les amantes silencieuses, aux nuits comme des tombes. Sur Shasta qu'il entendait parler au téléphone, parfois, à trois heures du matin. Il travaillait tant, et si bien, que ses professeurs à Columbia commençaient de le remarquer: son professeur d'entomologie tropicale mentionna une station de recherche qu'il dirigeait de loin, en Nouvelle-Guinée, et qui pouvait prendre quelques stagiaires, durant l'été. Ce n'était pas une offre, ni une promesse, mais il lui en avait parlé seul à seul, et Daniel lui avait assuré que cela ne causerait aucun problème pour lui, qu'il serait ravi de se rendre en Nouvelle-Guinée, n'importe quand.
Trois fois par semaine, il se rendait à Queens. Jason avait quitté l'hôpital. Il avait emménagé avec une équanimité apparente dans le home que sa fille et son ex-femme lui avait trouvé; il disait "qu'il ne pouvait guère tomber plus bas" et que les choses étaient forcées de s'améliorer à partir de là. Il était absolument certain que c'était une sorte de lieu de convalescence temporaire. Tout ce qu'on lui disait d'autre ne faisait pas d'effet sur lui. L'"irréversible" ne l'avait pas encore atteint. Ses co-occupants, là, n'étaient pas le jet-set. Il y avait plein de débiles grisonnants dont certains venaient tout droit de la rue, ou de Dieu sait où ailleurs. Il y avait aussi de jeunes débiles senescents, bourlingueurs au retour de décennies de trips cahotiques, mangeurs de lotus ou passagers d'enfers familiaux, drogués sur prescription. Jason s'amusait d'eux. Leur compagnie lui parut un tour particulièrement ironique, une bonne blague qu'on lui faisait. Il parlait assez légèrement de mourir.
Il emprunta cent dollars à Daniel en le chargeant de souscrire les renouvellements de ses abonnements à divers magazines, car Joyce et sa mère et Rory avaient suspendu ses cartes de crédit. Il voulait rester au courant des choses. C'était pitoyable, ce qu'ils avaient dans le soi-disant "salon de lecture." Il commanda The Economist, Play-boy, Penthouse, l'Architectural Digest, dédié aux habitations pour nababs, et Condé-Nast Travel, un magazine de voyages.
La Porsche vendue, l'argent passa tout entier à payer son séjour à l'hôpital. Une famille indienne emménagea dans la partie de la maison qu'avait occupé Loretta. L'autre moitié fut mise au nom de Barry, pour assurer son avenir: il fut décidé qu'elle serait mise en location et que le loyer devrait contribuer à la subsistance de Jason. D'autres mesures impénétrables furent prises pour le dépouiller et assurer sa survie.
L'on vendit tous ses livres, dont un grand nombre se trouvait encore des boîtes, ce qui était bien pratique, n'ayant pas été déballées depuis son emménagement à Flushing. Rory vendit pour un prix juteux sa collection d'erotica à un libraire de l'East Village, et en versa scrupuleusement chaque centime à son compte pour servir à payer ses soins. Jason n'en savait rien. Avant même que Jason n'eût quitté l'hôpital, Rory, Joyce et sa mère s'étaient débarrassés en catastrophe de tout ce qui pouvait paraître "choquant:" les posters, les sculptures, les objets d'art. Au cas où "quelqu'un des services sociaux viendrait visiter la maison." Le poster de Nikki en lotus disparut ainsi. Joyce jugea qu'il aurait été du plus mauvais goût de demander à Daniel s'il désirait garder ce portrait de sa mère. L'argent servit à payer les peintres et les ouvriers qui retapèrent l'appartement afin de le préparer pour les nouveaux locataires.
Rapidement, tous ses meubles furent dispersés. L'on vendit en une après-midi sur le trottoir tout ce qui restait. On le lui dit. Il n'en montrait aucun souci.Il voulait voyager léger, dit-il. On lui faisait croire que ses livres et ses affaires avaient été entreposées, qu'il pourrait en disposer quand il voudrait. Mrs Lovatt réclama à cor et à cri son ottomane. Elle se trouvait dans un état lamentable. Jason, incontinent, n'en avait pas bougé pendant plusieurs jours. Rory et Joyce étaient d'avis de le mettre aux ordures. Mrs Lovatt insista, au contraire, qu'il fallait la confier à un tapissier pour la faire réparer et recouvrir, ce qui fut fait: le canapé, disait maintenant Mrs Lovatt, appartenait à Nikki, la mère de Daniel, son adorable ex-belle-fille, si dévouée (ceci, pour emmerder la mère de Joyce qui venait de refaire surface dans sa vie) elle voulait que le canapé lui revienne après sa mort, et qu'il fût trouvé en excellent état. Daniel eut beau protester que sa mère n'en avait que faire. (Il appela Evian et Nikki lui dit: "Oh, mais si, je m'en souviens très bien, de cette ottomane, comme c'est gentil de sa part, je n'y tiens pas tellement, mais ce serait amusant de la ravoir...") Puis, étant entrée en possession de l'ottomane, Mrs Lovatt se trouva contente et ne mentionna jamais plus l'affaire. Elle se rendait en taxi, fidèlement, chaque jour, jusqu'au home et visitait Jason pendant deux ou trois heures, elle était aux petits soins pour lui, avec une attention sans faille. Elle s'épanouissait même dans cette fonction nouvelle. Après quinze ans, depuis la mort de son mari, sa vie avait retrouvé quelque intérêt. Bref, elle fut en tout point de surface, admirable. Elle s'ingéniait à faire concurrence à Dola, ce qui était amusant à voir.
Au bout de quelques semaines, après une visite au home, Daniel et Dola repassèrent devant la maison de Forest Street: une seconde famille indienne y avait déjà pris résidence. Dola proposa, au bout de quelques semaines, de prendre Jason chez elle, ou de le faire vivre à Quoque avec une infirmière, si vraiment il ne voulait pas qu'elle prenne elle-même soin de lui; mais il se défendit comme un beau diable, il ne voulait rien savoir d'un arrangement avec Dola: il proclamait qu'il lui fallait des jeunes femmes, que sa vie n'avait aucun sens sans elles, qu'il ne pouvait pas avoir de jeunes femmes chez Dola... Dola apportait du champagne, des chocolats, du caviar. Elle apporta des serviettes de lin, de vrais verres et des couverts d'argent car il n'y avait pas de raison, disait-elle, qu'il dût se servir de couverts en plastique. La direction était très ennuyée par ces extravagances.
A Daniel, ce jour-là, Dola annonça son intention de se remarier: portrait-robot du désiré: beau type, plutôt pauvre, nettement plus jeune qu'elle, disons trente-cinq à quarante-cinq ans, et de préférence étranger, qui en aurait un peu bavé. Elle allait se rendre en Europe de l'Est, pour voir. Avec la vie qu'ils avaient menée là-bas, depuis cinquante ans... Elle comprenait tout à fait Jason, dit-elle, on devait le croire fou, mais elle, comprenait: à leur âge, la jeunesse devenait une matière première des plus précieuse.
Soudain, Joyce invita Daniel à déjeûner: elle avait de graves soucis. Il la trouva fort embarrasée. C'était à cause des magazines dont il avait, lui, Daniel, renouvelé les souscriptions. Le home ne pouvait pas les tolérer. On mettrait leur père à la porte s'ils continuaient d'arriver. - Quoi? La direction s'en était plainte auprès d'elle. Les infirmières protestaient. Jason avait sexuellement entrepris deux membres du personnel soignant, ce que l'on mettait sur le compte des magazines qui lui avaient échauffé l'esprit. Elle avait donc décommandé les abonnements, dit-elle à bout de souffle, sauf pour The Economist et l'Architectural Digest, et elle lui enjoignait, par pitié, de ne rien entreprendre pour les faire revivre. Comme il n'était pas bon qu'il s'excitât sur les voyages non plus, elle avait décommandé Condé-Nast. Même The Economist, un magazine britannique, faisait prétentieux... Ce n'était pas des gens bien sophistiqués... Pourquoi ne prenait-il pas Time, Ou Newsweek? Elle voulut lui rendre soixante dollars sur les cent. Elle avait été fort étonnée de voir arriver ces magazines. C'était touchant de sa part, d'avoir prêté cet argent à son père, mais sûrement, il n'avait pas eu idée quelle sorte de publications Jason ferait venir?
- Si, dit Daniel, il m'a dit exactement ce qu'il désirait commander. C'est moi qui ai rempli les cartes. C'est les mêmes magazines qu'il a toujours eus.
- J'aurais souhaité que tu m'en parles auparavant!
- Je ne savais pas qu'en entrant dans ce home il avait été privé de ses droits humains élémentaires.
- Il s'agit de sa santé.
- Je ne vois pas en quoi cela peu aider sa santé, de le priver de ses magazines...
- Il s'est exposé à deux aides-soignantes, dit-elle.
- C'est sa maladie, ça, c'est pas les magazines, non...?
- Il a détaché les pages centrales et les a accrochées sur le mur de sa chambre.
- C'est moi qui l'ai aidé à accrocher le poster.
- Toi?
- Je n'imaginais pas qu'il y avait quelque chose de mal à celà... C'est juste un beau corps de femme. Cela n'a quand même rien d'obscène, cela, non? Enfin, n'importe quel gosse a le droit...non...?
- Là d'où tu viens, peut-être...
C'était un mot malheureux, elle le comprit, en fut désolée.
Elle laissa tomber un morceau de saumon le long de sa blouse en soie saumon. Elle lui jeta un regard malheureux, implorant. Du plat de son couteau, elle tenta de ramasser la traînée de sauce hollandaise. Puis elle trempa le coin de sa serviette dans son verre d'eau et commença de frotter.
- Excuse-moi, dit-elle. C'est pratiquement une clinique, Daniel. Le personnel trouve insultants ces posters et ces magazines. La direction aussi. Ce n'est pas ma faute si les temps sont ce qu'ils sont! Ils ont le droit de vouloir garder une certaine discipline.
- Alors, il ne devrait pas se trouver là.
- C'est la même chose partout. La pornographie est out. Et c'est tant mieux!
Il songea: vous vous vengez de lui, tous, et toi, tu te venges de Rory aussi, et de ses équipées de pêche au coup. Tu te venges même de moi.
Elle abrégea le repas. Il insista, malgré sa froideur, pour la raccompagner à son bureau. Cette femme étrangère, sa soeur. Elle lui faisait étrangement pitié. Où en était-elle, de ses tentatives de grossesse? Il lui avait causé, simplement par sa naissance, un tort lointain, irréparable, impardonnable. A sa mère aussi, et à Barry. Et pourtant elle essayait, héroïquement, de l'aimer, son regard le lui disait (comme si un amour de cette sorte pouvait exister!) Je suis une cellule divisée du mythe de Maman, la Femme fatale, la Sirène...
- Je ne voulais pas t'offenser, dit-il. Pardonne-moi. J'étais loin de penser que ces abonnements te créeraient des problèmes...
- Mais non, tout va bien, je t'assure, dit-elle, très poliment.
- Maman te remercie, dit-il, pour le pingouin en peluche que vous avez envoyé à ma petite soeur...
- Ah, oui, comment va-t-elle?
Elle se mordit les lèvres. Dépit, dépit.
- Tout le monde va très bien. Ils m'ont envoyé une cassette. Le pingouin y figure. Ma petite soeur paraît parfaitement OK. Tu veux la voir?
- Oh, oui, dit-elle, soudain adoucie. Viens-donc nous voir, ce soir...
- Elle n'est pas très bonne, je veux dire, la cassette, tu sais... C'est sans doute formidablement ennuyeux pour quiconque n'est pas intéressé au premier chef...
- Mais je suis très intéressée...
Il l'embrassa. Elle l'avait invité pour Noël, la dernière fois, et il n'était pas venu. Il n'était pas retourné à leur appartement depuis la nuit de son arrivée à New York, en juin...
Jason réclamait ses magazines. Il croyait que la direction les avait retenus. Il disait ne pas recevoir son courier, non plus. Inventa toutes sortes de choses qui étaient sensées lui parvenir. Puis il apprit que Joyce avait décommandé ses abonnements. Il se fâcha fort. Lorsque Daniel retourna le voir, il lui apporta des exemplaires de Play-Boy et du magazine de voyages. Jason se portait mieux, il mangeait presque sans problème (il fallait lui couper la viande), il consommait des quantités énormes de glaces et de sorbets qui ne nécessitaient pas de mastication. Il fut décidé que Daniel reprendrait ses abonnements à son nom et lui apporterait chaque semaine les magazines, que Jason devrait cacher dans sa valise au fond de l'armoire, ils ne devaient sous aucun prétexte sortir de sa chambre. Ce modus vivendi ayant été adopté, Jason se calma rapidement, et ne parut pas ressentir d'amertume particulière à l'endroit de sa nouvelle existence. Il ne soulevait pas, en tous cas, de problèmes de principes. Peut-être même préférait-il recevoir ses magazines de la main de son fils. Daniel prit un abonnement en son nom chez un loueur de cassettes vidéo qui avait de bonnes collections de films étrangers.
En tous cas, Jason se refusait de considérer le home comme une résidence définitive. En fait, il songeait activement à s'en échapper: il y avait, dit-il à Daniel, sur les rives du Lac de Chapàla, au Mexique, des villages de pêcheurs où la vie n'était pas chère, où il pourrait même trouver quelqu'un pour s'occuper de lui. S'il vendait tout ce qu'il possédait, avec le loyer de l'appartement, et ses espérances sur l'autre moitié de la maison, et peut-être en empruntant une petite somme de Dola, il pourrait vivre là, modestement, pendant quelques années, même à supposer qu'il ne soit jamais plus en mesure de gagner de l'argent, et que son état ne s'améliore pas. Il ne lui importait pas de recevoir tous les soins médicaux avancés dont il bénéficierait ici: il n'était pas du tout ignorant, après tout, de l'"irréversible." Il savait bien qu'il y avait des techniques nouvelles de thérapie, avec des cellules encéphaliques de foetus humains... (article lu dans The Economist.) Bon, il serait toujours temps, peut-être, si cela devenait vraiment sérieux... Et puis, cela avait un côté bizarre, il fallait l'avouer... Tout ce qu'il voulait c'était manger et boire et vivre avec un minimum de dépense physique, et mieux valait passer le reste de sa vie à contempler les volcans que le plafond d'une chambre. Evidemment, il aurait préféré l'Europe, mais enfin, du moment que c'était trop cher... Il valait mieux, dit-il, n'en dire à Joyce, elle le traiterait de fou, elle voudrait le garder ici... Ni à sa mère, cela lui ferait trop de peine. Mais enfin, il voulait partir pour sa mère, aussi... Pourquoi la pauvre vieille devrait-elle passer la fin de sa vie à visiter journellement un malade? C'était pas gai, tout de même! Et puis, il en avait marre, lui aussi, de la voir chaque jour, imagine! C'était assez pour vous faire retomber en enfance. Il avait imaginé ceci: il resterait ici jusqu'à ce que Daniel s'en retourne en France, alors Daniel prétendrait de l'emmener avec lui à Thonon, ou même, ils s'y rendraient ensemble, à Thonon, et puis, au lieu de retourner à Queens, ils iraient ensemble au Mexique, où il l'aiderait à trouver une pension sur les bords du Lac de Chapàla. Par un de ses amis avocats, il se ferait restituer ses cartes de crédit, il se ferait envoyer les revenus du loyer de Forest Street... Ou bien, dit-il, un peu pour rire, mais cela, ç'aurait vraiment été trop d'un rêve, il pourrait se faire épouser par une jeune française, mais alors très jeune, hein, pas plus de trente ans, et puis, il se laisserait retomber sur ces merveilleux systèmes sociaux français, ils étaient à la pointe en France, après tout, des recherches sur les cellules foetales... Il serait prêt, même, à contribuer son sperme pour la création d'un foetus compatible... S'ils étaient sérieux... Haha!
Dola, absente en Pologne, avait laissé à Daniel les clés de la maison de Quoque et de la Volvo. Pour qu'il puisse, à l'occasion, promener son père, lorsque le beau temps reviendrait. Il fut stupéfait d'apprendre que Sheba n'avait pas vu l'océan de sa vie! Née à New York, elle avait vu les fleuves, le bras de mer de l'East River, et une ou deux fois, l'entrée de Long Island Sound. Non l'océan. Tôt un samedi il les embarqua donc, Grace et elle, et passa par Queens pour ramasser au home son père, qui mit une éternité à se vêtir. Il faisait froid encore. Emmitouflés dans leurs duvets, il marchèrent longtemps sur la plage déserte et lumineuse: on se serait cru sur un champ de neige. C'était le milieu du mois de mars. Avec son père, et Sheba à son bras, il marcha le long des vagues. Jason allait droit et vite, voûté et les bras légèrement projetés en avant. Mais il n'y avait aucun doute qu'il n'était pas handicapé quant à la marche. Il respirait puissamment, avec une sorte de ronflement, en ouvrant et fermant les mains en une expression de plaisir. Il marchèrent cinq kilomètres sans qu'il ne faiblisse. Il était absurde, se dit Daniel, de l'enfermer dans un home. De toute évidence, il fallait qu'il vive dehors, le plus possible, qu'il marche longuement. Les rues de Queens, bien sûr, ou de Manhattan, étaient trop dangereuses pour lui, trop habitées, trop menaçantes. Face à l'océan, Grace chanta. Jason l'écouta, transporté. Grace, avec lui, riait et chantait. Il retrouvait son comportement avec les femmes. Ils parlèrent musique. Il connaissait encore beaucoup de monde, même dans l'opéra. Des imprésarios, des metteurs en scène. Il avait un carnet plein d'adresses. Des personnes qui lui devaient des faveurs. Des amis. Il la recommanderait. Elle s'aperçut à peine qu'il n'était pas tout à fait bien.
La maison, comme l'océan, éveilla la méfiance de Sheba. Elle l'explora avec circonspection, comme un chat, presque avec hostilité. Elle examina les objets, l'un après l'autre, les meubles, la vue depuis les fenêtres, et il semblait que, de pièce en pièce, sa mine s'assombrissait. Pour elle, cette maison représentait son monde à lui, Daniel. Elle paraissait jalouse, incertaine.
- ça te plaît? lui demanda-t-il enfin.
- Je ne sais pas, dit-elle.
- Vous avez une belle maison, vous aussi!
(Il voulait parler de celle du Bronx, pour la flatter.)
- Ce n'est pas la même chose...
- A mon goût, c'est un peu trop recherché...! C'est une concoction de décorateur surdosé à l'iode...
Cela ne la dérida pas. La distance qu'il prenait acheva de la troubler. Son investigation terminée, elle s'assit sur un coin de banquette, renfrognée. Elle feuilleta des magazines. A chaque fois qu'éclatait le rire de Grace, elle levait de ses pages un regard méprisant.
Vers la fin de l'après-midi, Jason s'endormit tout soudain d'un sommeil de plomb. Daniel le traîna dans la chambre de Dola et le coucha sur le lit où, lors de sa dernière visite, il les avait vu dormir tous les deux. Il y avait une éternité, neuf mois plus tôt! Il étendit, comme on le lui avait recommandé, une alèze de plastique sur le lit. Il le deshabilla, lui changea ses couches, lui passa son pyjama. Jason grognait, et continuait de dormir. La chambre était chaude. Il n'osait pas le laisser seul. Il avait compté se rendre au supermarché avec Grace. Il n'y avait pas de nourriture à la maison, hormis une tonne de sandwiches qu'ils avaient achetés à Quoque, en venant, pour le déjeûner. Il n'osait pas laisser Sheba seule avec lui, ni même Grace et Sheba ensemble. S'il se conduisait mal? S'il les effrayait? Ils mangèrent donc des sandwiches, tous les trois, en guise de dîner, et burent de la bière.
Vers dix heures du soir, il se réveilla. Sa disposition était parfaite. Il demanda que Daniel lui mette de la musique. Il lui avait fait promettre d'apporter des joints. Il s'assit à côté de lui sur le lit et ils fumèrent. Jason insista pour boire du whisky. Au bout de quelques minutes, la dernière trace de tremblement disparut des doigts de Jason, et même de ses lèvres, son élocution était sans défauts. Les neuf mois étaient oblitérés.
Le lendemain fut désastreux. Le ciel était chargé de nuages. Sheba, dès le petit déjeûner, ne parla que de rentrer. Elle fut de plus en plus insupportable. Grace pleura parce qu'elle lui gâchait son plaisir, la sale petite égoïste... Jason maugréait, se souilla; il n'accepta de marcher sur la plage qu'une centaine de mètres, puis s'assit dans le sable en refusant de bouger et fit une scène embarrassante. Grace brûla des omelettes et l'on ne parvint pas à faire taire les signals d'alarme dans la maison pendant un quart d'heure. Ils rentrèrent sous une pluie battante.