Neige, légère. Comme des mouches en été. Il se noua une écharpe de soie mauve autour du cou. Une élégance inspirée par Justus qui n'était pas coûtumière aux étudiants de Columbia. Pas plus que la veste de smoking gris-bleu. L'on était sérieux, là: fauché ou indifférent, mais toujours négligé. Une très prétentieuse modestie. La médiocrité de l'apparence devait garantir l'excellence de l'intellect. Lui, avait commencé de se raser avant d'aller se coucher. C'était très mal vu, le poil milanais. Mais l'envie lui était venue de se distinguer. Le camouflage-muraille lui tapait sur le système. Il était beau, bon sang! Il n'allait quand même pas s'excuser pour. Deux soirs par semaine, il allait écouter Justus. C'était encore, pour un étudiant, un loisir extravagant. D'autant plus que sa nature ne le portait pas à la dépense, qu'il n'avait rien prévu de semblable dans son budget. Mais il aimait cette dépense à la folie, parce qu'elle représentait un défi: serait-il capable, pour quelque chose qui lui importait plus que tout et dont en même temps il se moquait, dont il avait presque honte, de faire violence à ses propres goûts et penchants (en l'occurrence, sa préférence pour une vie studieuse et frugale?) L'Ausonia était bêtement cher: pas le genre de boîte à laquelle on pouvait trouver des défenses intellectuelles. Près du Pierre et du Plaza. Fréquenté par une clientèle bourgeoise surtout européenne et touriste, qui s'y connait infiniment mieux en jazz que l'américaine. Daniel s'y rendait seul: il fallait que Justus sache qu'il venait pour lui. Il prenait l'autobus pour traverser Central Park. Grace, à la garde-robe, lui prenait sa parka. Il était interdit à la garde-robière de montrer, envers les clients, une familiarité autre que d'une extrème déférence. Elle s'en acquittait d'une manière grandiose. Il lui envoya un baiser du bout des doigts. Justus lui avait trouvé cette place. Grace était la cousine de Justus et son amie. Daniel ne savait pas s'ils couchaient ensemble. Mais connaissant son adresse à Harlem, il savait que la nuit où il l'avait rencontré dans le métro, Justus devait venir de chez elle.
Justus la protégeait, la poussait. Il enseignait à la Juilliard School of Music, à Lincoln Center, il l'y faisait étudier. Enseigner la trompette de jazz à Juilliard, c'était drôlement prestigieux. Daniel en était impressionné jusqu'à la vénération. Elle, étudiait le chant. Classique. On en faisait une mezzo. Le reste du temps, elle chantait dans les églises et elle prenait les manteaux.
Daniel saluait aimablement le portier, le barman, le garçon. On le connaissait. Il intriguait, il s'attirait les hâtifs petits regards sondeurs brièvement lumineux, les avances régulières et subtiles dans les mouvements ou les intonations qui reviennent naturellement aux beaux jeunes hommes. Il avait sa place habituelle, à une table proche du podium. Dans cette environnement élégant, il suscitait l'attention, à Columbia, de chastes regards studieux venant à sa rencontre dans les corridors, les salles de cours, l'informaient obligeamment qu'il n'existait pas. Il jouissait du contraste. Pourtant, Columbia était son monde. Les bibliothèques, les auditoriums, les couloirs, les labs, les campus. L'odeur des tables de chêne et l'odeur des murs peints. Le bruit de son propre pas qu'il avait l'habitude d'écouter dans les escaliers, comme exercice de méditation. Le silence concentré et les averses soudaines de voix dans les couloirs. La lumière des lampes de lecture et celle du jour filtrée par les grandes fenêtres poussiéreuses. Columbia, Grenoble, Oxford, Stanford... Sa résidence de prédilection, à jamais. L'Ausonia était une excursion exotique, avec une justification claire et définie: l'observation amoureuse de Justus. Comme de se rendre au Costa Rica pour étudier une araignée. Il y trouvait la satisfaction supplémentaire de savoir qu'il pouvait passer pour un play-boy quand il le désirait, sans effort, même ici, entre le Pierre et le Plaza, c'est-à-dire, partout. Cela le rassurait quant aux possibilités de plaisirs de surface - très important, essentiel, même si, surtout si l'on ne comptait pas tellement en faire usage. Entre les morceaux, Justus lui faisait la grâce de lui jeter quelques mots, ou un clin d'oeil. Daniel restait seul et ne parlait à personne. Il buvait un scotch et un Perrier et disparaissait au bout d'une heure, une heure et demie. Parfois, il glissait à Grace un billet pour Justus. Du genre: "Je t'appellerai demain, à onze heure trente."
Un soir, c'était un peu avant Noël, Justus fut invité à jouer dans un bar de Greenwich Village, et il réussit à y faire chanter Grace. Ce n'était pas facile: de belles voix noires, ça se trouvait a dime a dozen, à la douzaine et pour dix sous; et elles étaient envahissantes; chacune, individuellement, prenait toute la place. Plus communes, et plus dominatrices que la trompette. L'endroit était un restaurant mexicain récemment reconverti mais point encore redécoré. On s'efforçait donc de garder l'obscurité la plus complète possible. La clientèle s'empalait dans le fer forgé. La première boisson à cinquante dollars. C'était encore plus cher que l'Ausonia. Daniel s'y glissa après dix heures: Grace ne devait chanter qu'une demi-heure, précédant une célébrité... Il avait promis. Il ne l'avait jamais entendue chanter. La foule, on s'entassait, avait ce caractère d'ennui mou sur lequel était plaquée la décadente férocité qui caractérisait les survivants parmi les nouveaux-riches de Wall Street. Ils ne manquaient pas d'audace dans le déploiement de leur richesse, et certains auraient pu passer pour des "types..." Pas une seule "gueule," cependant, ils étaient tous uniformément poupins, comme les politiciens de ce pays, sucrés, dragées lissées, sans nez ni menton, avec de grands corps d'athlètes qui faisaient un peu vulgaire habillés... Certains, vraiment très jeunes, des mangeurs de beurre de cacahuètes absurdement grandis, mais des requins tout de même... La cocaine et la marijuana faisaient rire et glousser tout ce monde, bien davantage que dans les boîtes plus mal fâmées. En fait, cela ressemblait à une basse-cour de gloussements au-dessus desquels la grande voix humaine de Grace respirait majestueusement. Grace elle-même était débordante, excitée, bacchique, et les muscles de son corps, depuis sa langue rose qui vibrait dans son palais jusqu'aux orteils qui jouaient joyeusement dans ses sandales de strass, participaient à la profération de cette ivre poésie du blues. Il était plus facile à Daniel de faire attention, pour la première fois, aux paroles en les voyant articulées avec une exagération maniaque par ses lèvres charnues, énormes et veloutées: une splendide forme de poésie érotique génialement populaire, comparable, disons, et jusqu'aux allusions religieuses, au flamenco. Et encore ne comprenait-il que les trois-quarts, comme toujours lorsqu'il entendait de l'américain chanté...
A la fin, il eut le privilège de la reconduire chez elle en taxi. Le chauffeur se fit prier pour commencer, puis corrompre lorsqu'on lui indiqua l'adresse. C'était, pour elle, une petite vexation habituelle. Sur Lenox Boulevard, il refusa d'attendre pendant que Daniel la raccompagnait jusque devant sa porte. Daniel se fâcha. Rien n'y fit. Elle insista pour dire qu'elle pouvait bien rentrer toute seule. Il se sentit insulté, impuissant. Et il avait la frousse de prendre le métro, de nouveau, ce qui était plus humiliant encore et l'irritait contre lui-même. Il en avait jusque là, de New York qui faisait de lui un pleutre. Depuis la voiture, on voyait le hall d'entrée de l'immeuble, qui était couvert de graffitis. Elle rentrait là, seule, tous les soirs, dit-elle (ce n'était pas vrai, Justus la raccompagnait toujours).
Finalement il paya la course, descendit avec elle: un pourboire de dix dollars (dix dollars!) lui assura qu'on l'attendrait à la sortie... Ils traversèrent le hall, qui sentait l'urine, prirent l'ascenseur, qui sentait l'urine, longèrent un couloir (crack, crack) dont la moitié de l'éclairage était brûlé, il l'embrassa devant la porte. Elle lui dit de ne pas faire de bruit, et de rattraper l'ascenseur au plus vite. Elle disparut derrière la porte. En s'éloignant, il entendit craquer les loquets.
- Je ne savais pas que Grace avait un enfant, elle ne m'en a jamais parlé.
- Toutes les filles noires ont un gosse, dit Justus.
- Quelle sorte de loi est-ce là? La loi de Johnny Walker?
C'était le lendemain. Ils étaient dans la voiture de Justus après une virée qu'ils avaient faite dans les magasins de Soho, où Justus avait acheté des cadeaux de Noël pour sa famille (une écharpe de cachemire, un pull-over italien, un sac français). Ils descendaient Amsterdam, en direction de Duke Ellington Boulevard.
- Hahahaha, Danny boy, je ne savais pas que tu avais de l'humour! La loi de Johnny Walker! That's a good one!
Cela avait été un expérience bizarre: jamais on ne l'avait scruté ainsi, nulle part. Pas depuis qu'il était entré dans une pharmacie pour acheter des couches-culottes. C'était à cause de Justus. Dans les boutiques, les vendeurs, les détectives, leur soufflaient dans la nuque, de l'entrée à la sortie. Justus ne paraissait pas s'en apercevoir, il avait l'habitude. Daniel savait bien que ce n'était pas l'intimation d'homosexualité qui attirait l'attention (de temps en temps, Justus lui passait un bras autour des épaules, exprès), ni leur différence de race, mais bel et bien la couleur de la peau de Justus... En compagnie de Justus, aux yeux d'un détective de magasin, Daniel devenait noir par osmose: même quand ils se séparaient, il était diligemment épié, "marqué" comme un avant-centre au football... Elle l'avait eue, la petite, alors qu'elle était encore écolière, just a kid, a school kid..., dit Justus. Elle habitait à Saint-Louis avec sa famille, c'était la famille de ses grands-parents, à lui. Elle n'avait pas de père, mais, dit-il, un oncle, le jeune frère de son père, à lui. Quand il était revenu du Vietnam, il avait couché avec elle, toute enfant. Elle allait à l'école le jour, et la nuit elle couchait avec son beau vétéran d'oncle, comme une femme mariée. Les grands-parents, à les en croire, n'en savaient rien. A peine le temps de se former, elle s'était retrouvée enceinte. Renvoyée de l'école. L'oncle s'est taillé, ou bien, son père l'a fichu à la porte, on ne savait rien de lui, sinon qu'il était quelque part du côté d'L.A. Elle chantait à la chorale de son église, et quelle chorale de bon Dieu de merde c'était, Man, dit Justus, quand les frêres et soeurs de Saint-Louis se mettent ensemble pour chanter, c'est le Déluge de Noé, la tempête, un tremblement de terre, c'est les vannes du ciel qui s'ouvrent... Donc, elle chantait dans une église baptiste noire d'un quartier ouvrier... Mais lui, Justus, savait que les riches églises épiscopaliennes de New York étaient prêtes à donner n'importe quoi pour des choristes de ce calibre... Il avait donc ramené Grace avec lui à la première occasion et l'avait confiée à ses parents. Or voilà que, après la naissance, juste deux ou trois semaines après, le voix de Grace avait pris soudain un volume extraordinaire. Cela arrive parfois, dans l'adolescence: une affaire d'hormones. C'était un peu tôt, elle n'avait pas quinze ans. On pensa bien lui faire étudier le chant classique, mais c'était cher et cela ne l'intéressait pas, elle voulait chanter à l'église et chanter le blues. Très pieuse, très sérieuse. On lui fit faire des études. Elle travaillait dans un bureau, à l'église épiscopalienne. Pour le show-biz, il ne fallait pas y penser, elle avait un handicap, pas moyen de la faire coucher. Une rigoriste, une puritaine... Et puis, deux ans plus tôt, il avait fait le saut à la Juilliard School of Music, et du coup, il avait réussi à la faire auditionner. Elle avait trouvé un professeur, obtenu une bourse...
- Mais, dit Justus, je ne crois pas qu'elle arrivera... jamais...
- Pourquoi ce pessimisme?
Il y avait généralement un moment, dans la vie des gens comme elle, comme nous, un moment incontournable où l'on se cassait, irrémédiablement, expliqua-t-il. Elle était déjà une femme cassée... Cassée il y a longtemps, foutue... Il ne savait pas quand ce moment était arrivé, pour elle. Mais quand cela nous arrive, à nous, nous sommes fichus, nous perdons confiance en nous-même...
- Quel sorte de moment? demanda Daniel.
Justus haussa les épaules. Daniel insista: c'était un concept séduisant, dangereux, qui invoquait une sorte de fatalité, qui était peut-être une vérité profonde, mais qu'il fallait tout de même cerner, épingler, ne pas brandir n'importe comment.
- On ne peut pas chanter si l'on n'a pas crié, dit Justus.
- Oui, dit-il. C'est une vérité émotionnelle, poétique. Mais alors, nous avons tous crié, un moment ou l'autre, et très peu d'entre nous savent, ou peuvent, chanter...
Il craignit de ne l'avoir blessé. Cette sorte de susceptibilité était étrangère à la mentalité de Justus. Sa phrase était admirable, cependant, telle que Daniel n'aurait jamais osé en prononcer de semblable, il était un scientifique après tout, elle était venue naturellement à Justus, et il l'enviait pour cela, pourtant elle était logiquement fausse, et ces phrases émotionnelles, tournées et retournées n'importe comment, utilisées comme des slogans, intimidantes, ces approximations de rationalité dangereuses, ces belles phrases là étaient un massacre en marche, la mort à l'oeuvre. Il se sentait terriblement pharisien. Mais il voulait voir, lui-même voir, sonder, le fossé où habitaient tous les monstres des malentendus...
- Grace, dit-il, ne me paraît pas du tout être une femme cassée... foutue, sans espoir... C'est une notion romantique... du mauvais sentimentalisme... dangereux...
Justus frappa le volant du plat de la main et éclata, en lui-même, d'un rire méprisant: comme si ç'avait été une bourde impayable, ce qu'il venait de dire... Daniel comprit que, pour Justus, il avait insulté la souffrance de Grace et davantage...
- Qu'est-ce que tu en sais?
- Bravo! Dis-lui bien cela: Tu es une femme cassée! Foutue, brisée, finie... Tu l'étais pour commencer... Le monde dans lequel tu vis a été organisé contre toi, depuis des générations... Assure-toi bien de la convaincre... Alors, sûrement, elle n'arrivera nulle part...
- Danny boy, qu'est-ce qui te prends?
- Justus, cassés, irréparablement cassés, nous le sommes tous, ne serait-ce que pour être tombés du ventre maternel, et même si l'on pouvait concevoir un être humain qui serait entièrement à l'aise du jour de sa naissance à celui de sa mort, cette cassure serait néanmoins là, béante. Elle ne peut pas être comblée. Nous ne serons jamais entiers. Peut-être même qu'elle remonte infiniment plus haut que notre destinée individuelle, peut-être sommes-nous tombés du ciel à un certain moment, qu'est-ce que je sais? Nous sommes tous cassés en deux, nous sommes tous à nous épier nous-mêmes intérieurement, nous ne sommes pas un, c'est tout ce que je sais... Mais le fait est que la plupart d'entre nous, nous sommes cassés et re-cassés continuellement... J'ai connu une femme récemment qui pleurait toutes les nuits...
- Ah oui, dit Justus, sarcastique.
- Nos lits étaient séparés par une cloison. De mon lit, je l'entendais hurler et pleurer...
- Une hystérique... Toutes les femmes sont hystériques...au moins quelques jours par mois...
- En tout cas, celle-là ne sait pas chanter, tu me comprends? Tu me parles, toi, des gens comme Grace et toi-même, des artistes... Certaines personnes, un grand nombre de personnes dans ce pays, naissent dans une société qui dès qu'ils se pointent dans le monde, leur dit: "Parce que tu es né comme ça, tu es foutu d'avance! Tu peux aussi bien crever!"... Et c'est pas nécessairement leurs ennemis qui leurs disent ça... C'est leur papa-maman, leur pasteur, leur prof... Vous avez cette cassure continue tout le long du parcours de votre vie, une cassure parallèle, profonde, de votre naissance à votre mort...
C'était une chose horrible à dire. Il n'aurait pas pu sans l'obscurité. Justus ne répondait pas.
- Nous, dit-il, nous avons les nôtres, et puis toutes les cassures accidentelles, de ci, de là, qui sont communes à tous le monde... Ma grand-mère, par exemple... Elle est sénile... elle voit la mort s'approcher... Alors elle s'est mis en tête certaines choses idiotes qui la torturent, ça l'empêche de vivre ce qui tombe bien, parce que vivre, c'est penser à la mort... La douleur fait mal, à tout le monde...
- Je me demande ce que tu essaies de dire...
- J'essaie de comprendre ta phrase, on ne peut pas chanter si on n'a pas crié... Et cette connerie a priori, Grace est une femme cassée... Dans les termes de mon propre intellect. J'essaie de t'expliquer qu'il ne faut pas dire n'importe quoi...
- Tu essaies de me dire qu'un petit merdeux blanc comme toi a souffert autant que Grace simplement parce que tu es tombé du ventre de ta putain de mère?
Daniel resta résolument silencieux.
- Pourquoi tu ne dis rien?
- Je fais comme toi, je passe mon tour!
Ils étaient arrivés au coin de Duke Ellington Boulevard. Justus n'était pas dans la file pour tourner.
- Tu ne veux pas monter chez moi?
- Pas envie, dit-il.
- Eh bien, bonsoir, je t'appellerai.
Justus stoppa en plein trafic, pour le faire descendre.
- Danny boy, embrasse-moi, dit-il.
La portière était ouverte, il était dehors à demi. Il accepta le défi, il se pencha en arrière et l'embrassa, lui entourant la nuque de son bras, le feu tourna au vert, coups de klaxons, tant mieux, ils prolongèrent. Justus pendant ce temps fouillait sous sa veste, cambrant les reins, détacha de sa taille une ceinture, non la sienne, en serpent, qu'il lui tendit. L'étiquette y pendait encore.
- C'est pour toi, darling! Désolé, pas d'emballage cadeau...
- Oh, mon salaud...!
Justus éclata de rire. Tempêtes des klaxons derrière eux. Il sauta à bas de la voiture et détala sous la neige, sans se retourner, en serrant la ceinture dans la poche de sa parka. Il riait, lui aussi. Les flocons tournant comme des essaims dans la lumière de l'éclairage urbain. Lui piquant méchamment les joues. La neige toujours le rendait joyeux. Il entendait, en marchant, le sang dans ses oreilles, bourdonnant, mêlé au rire grave et aimant de Justus.
Il était seul dans l'appartement de Duke Ellington Boulevard: Shasta et les deux amoureuses étaient partis visiter leurs familles. Lui, était sensé se rendre en France. On le réclamait. Il leur avait dit que cela lui paraissait une dépense inutile, qu'il voulait travailler à la bibliothèque, qu'il s'était acheté une veste de smoking. Ils devaient se poser des questions. Le living room de l'appartement était tout à lui. Les filles avaient laissé à fleurir pour lui un bel amaryllis qu'il avait placé sur une petite table haute devant la fenêtre, entre deux palmiers hawaiiens. Il n'avait pas allumé dans l'appartement: le living était éclairé par le boulevard, avec un surcroît de clarté qui provenait de la neige. A la lumière du frigo, il se versa une rasade de scotch. Avec désinvolture, il s'était soustrait aux obligations familiales d'ici: Joyce et Rory organisaient un réveillon de Noël, avant de partir pour la Floride. Dola l'avait invitée à Quoque avec Jason le lendemain. Il leur en voulait, à tous, à cause de Loretta. Et puis, ce qui primait tout, bien sûr, Justus l'avait invité chez lui, dans le Bronx.
Pourquoi s'était-il lancé dans cette discussion stupide avec Justus? Juste au moment de le quitter, après l'avoir sans nul doute insulté avec ses opinions sur la souffrance, il avait ressenti cette extraordinaire émergeance de joie: à cause du baiser, et de la ceinture (comment diable avait-il réussi à la piquer? Et pour lui, encore... Ah, c'était impayable...!) A ce jour, après deux décennies d'existence, il avait connu plusieurs vies de bonheur, comme tout le monde sans doute. Cela remontait très loin, dans ses souvenirs, il se souvenait en particulier d'un orage, ou de l'approche d'un orage, quand il était tout petit, où il était devenu fou, exultant, où il avait couru d'un bout à l'autre du jardin les bras étendus en criant "J'aime la vie! J'aime la vie!" et se sachant immortel. Enthousiasmos! Rempli de Dieu! Quel Dieu? Ses sentiments, en courant sous la neige, ne le cédaient en rien à cette lointaine liesse, mais maintenant, il avait un Dieu!
N'avait-il pas souffert? demandait-il, coupable, à Justus. Oh, que si! La douleur physique: assis sur un pot, constipé, ne ris pas, une douleur fulgurante, déchirante, la plus intense douleur de sa vie, on oubliait, adulte, la délicatesse des tissus enfantins, et comme tout, les échardes, les éraflures faisait incomparablement plus mal... Angoisses et tortures de l'âme: quand Enzo embrassait sa mère. Quand on lui avait dit que les maman-saumons faisaient tout cet invraisemblable voyage depuis les lointains océans jusqu'aux sources de leur naissance, pour mourir où elles étaient nées, en pondant leurs oeufs. Quand Oscar, le premier saint-bernard, était mort. Il avait essuyé toutes les douleurs exquises d'un gosse-de-bourgeois-privilégié-dégueulasse, à coup sûr... Elles faisaient mal quand même...
Grace, Justus, avaient eu tout cela, et le reste, infiniment pire. Leur souffrance accumulée réduisait-elle d'un iota la sienne? Nullement. Son bonheur accumulé était-il une insulte à leur souffrance? Oui, mais alors, qu'était-ce qu'une insulte...! Et d'ailleurs, que savait-il du bonheur accumulé de Grace (qui n'avait que cinq ou six ans de plus que lui)? Justus lui avait parlé des problèmes de drogue qu'elle avait eus, de ses cures de désintoxication: il était pieux et décent de plaindre les drogués. Hypocrisie apitoyée de rigueur. Le grand tabou, ce qu'il était interdit de mentionner jamais, c'était le pied qu'ils prenaient, avec tout ça! Et que ce grand dégoût horrifié et cette pitié hypocrite et ce mépris tittillant et cette fureur de punition qu'ils inspirent, c'est quand même aussi pour le pied qu'ils prennent. Le sexe, itou. Elle dormait, enfant, dans les bras de son oncle, toutes les nuits, "comme une femme mariée." Etait-ce vraiment une horreur de tous les instants? Arrête, je vais pleurer... Que n'aurait-il pas donné pour un compagnon de lit? Les trois-quarts de l'humanité dormaient sur des couches communes, en d'obscures proximités enfouies, secrètes, qui sûrement n'étaient pas toujours d'une chasteté irréprochable... Et cela s'est toujours fait, nous sommes tous issus, à quelques générations au plus, de ces magmas nocturnes ensommeillés de nos ancêtres... Un peu incestueux sur les bords... Avec nos exigences de lits et de chambres individuels... Y avait-il un lit, une chambre pour elle, chez ses grands-parents? Et cette enfant qu'elle avait, Grace... Cette épreuve, ce malheur... Cela ne comptait pour rien, les milliers de moments heureux qui découlaient de l'intimité d'un enfant? De plus d'une décennie de contacts... (Il le savait, par ses petites-soeurs; il le savait encore plus par les poinçonnements de jalousie qu'il avait éprouvé devant le bonheur qu'elles donnaient, ses petites-soeurs, à sa mère et à Enzo). Et puis, cette voix, le miracle d'avoir une voix: ouvrir la bouche et libérer ce flot de vibrations sensuelles, torturées, veloutées, qui vous essorrait l'âme? Ne rien laisser exister qui ne fût vous, imposer au monde votre respiration... Car il n'y avait rien, rien de physiologiquement humain qui fût aussi puissant, qui pût se projeter aussi loin qu'une voix de femme. Pas une voix d'homme, certainement. C'était très différent. Enfin, elle couchait, ou elle avait couché avec Justus, n'est-ce pas (encore un bonheur qu'il lui enviait), et Justus était son ami fidèle, elle pouvait le voir chaque jour, lui parler à n'importe quelle heure? Ah, s'il se trouvait quelqu'un avec assez de courage pour lui dire, en s'opposant à toutes les idées reçues: Tu n'es pas une victime, Grace, merde, regarde-toi, ma Chère! Tu es bien au-dessus de nous, vermisseaux! Tu es surhumaine! Quelle provocation! Quel défi! Quelle suggestion révolutionnaire! Politiquement pas correct du tout! Compare, ma douce Grace, ce que tu as vécu avec la vie de n'importe quelle jeune femme bourgeoise ou jeune homme, d'ailleurs, middle-class, upper-middle, upper class, avec maison, traites, boulot, conjoint, Buick, club, banlieue, gazon, jogging, cours d'aérobique, tous les éléments de la mortelle civilisation d'ennui fortifié qu'ils se sont créée, contre vous, précisément pour se protéger de vous, contre le déraillage nerveux de la jouissance que tu représentes... Ce qui n'empêchait pas qu'elle vivait en enfer, Grace, au bout d'un corridor pisseux... Mais il fallait qu'elle vive là, bien sûr, il fallait qu'il y ait un autre côté infernal pour justifier les citadelles d'ennui gazonné où les autres se retenaient captifs, quel scandale si on leur montrait, aux autres, que l'ennui n'était pas nécessaire? Et que, hors de la vue de ceux qu'ils fuyaient, ils s'étaient condammnés à l'inexistence... Qu'ils étaient non pas au centre, en position de commande, mais totalement en dehors, dans un exil insipide... Ah, ce serait insupportable...
Il aurait voulu appeler la France mais ils dormaient, tous. Trois heures du matin. Sa mère et Enzo dans leur lit, elle, énorme, ronde, une montagne sous les draps. Il vit les gamines, chacune dans sa chambre. Sa chambre à lui, vide (à moins qu'il n'aient des invités?) Les deux saint-bernard et le teckel au sous-sol, autour de la chaudière. Tous inspirant l'air tiède et silencieux, l'expirant un peu plus chaud. Sauf la troisième petite soeur, à l'intérieur de sa montagne magique, qui recevait son oxygène par le cordon ombilical (respirer, est-ce déjà souffrir un peu?). Parce que tu es tombé du ventre de ta putain de mère... Il ne verrait pas sa mère enceinte. Quand il rentrerait, elle serait délivrée depuis longtemps. Elle avait beaucoup blagué, au téléphone, au sujet de son "nouveau profil." Elle lui avait dit: "C'est ta dernière chance de voir mon nouveau profil!" Il se dit que c'était aussi bien, qu'il ne la vît pas. Elle lui aurait fait peur. Comme toutes les femmes qui dépassaient leur grandeur nature... Il n'y avait que les femmes, d'ailleurs, qui fussent capables de dépasser leur grandeur nature. C'était comme la voix de Grace. Elles lui insufflaient un sentiment de terreur sacrée.
Justus téléphona:
- Danny boy, lui dit-il avec une curieuse tendresse. Tu es un con, a cunt. Shithead. Yeah. Une tête de merde. Il semblait ivre. Daniel était loin d'être sobre lui-même, il en était à son troisième Scotch Perrier.
- You are a shit white fuck head, Danny boy!
Une putain de tête de merde toute blanche, Danny boy! Il empila ainsi toutes sortes d'insultes d'une voix tremblante de tendresse. Il laissa passer. Il pleurait.
- I hate your white prick!
Je hais ta queue blanche. Bon. Il y eut un silence, et il dit:
- Tu as fini?
- Oui, bonsoir!
Il resta longtemps pensif. D'une main, il se serra l'autre, comme Justus l'avait fait à l'occasion, de la même pression graduelle et passionnée, avec la même chaleur. Alors, la chaleur de Justus pénétrait en lui, la chaleur de l'histoire, de la souffrance, de la joie, de tout ce qui avait jamais crié ou chanté. Il faisait noir, il était seul, il était juste un peu ivre, et il pouvait laisser couler ses larmes sans gêne.
Il désirait Justus dans une sorte de confusion émotive, tendre, enfantine où les détails techniques du plaisir lui échappaient entièrement. Il désirait sa proximité la plus intime la plus proche la plus profonde possible. Il désirait l'embrasser, et son imagination défaillait presque au-delà. Il voulait cette peau noire, ce souffle, cette voix qui lui murmurait des insultes, ces cheveux, la dureté de son corps, la soie de son épiderme. Ensuite, les choses iraient d'elles-mêmes, tout projet était stupide et malvenu. Et il savait, sa respiration s'arrêtait presque à cette idée, que ce moment était proche, qu'ils avaient eu cette scène parce qu'ils sentaient tous les deux la proximité du moment avec une égale terreur, et parce que la colère était en même temps la contraction nécessaire de la force simple et grossière qui allait les jeter l'un vers l'autre. Ce serait cette nuit, ou demain, ou dans quelques jours... Et il était évident que toute sa volonté, toute son attente, tout le plaisir de sa vie étaient, oui, bandés pour cette occasion.
Puis, survenait ce qui n'était plus naturel du tout, la fausse note monstrueuse, fichée au milieu de son anticipation; déjà, avant de se verser son premier scotch, il avait bu deux rasades au goulot et s'en était méthodiquement rincé la bouche, à cause du baiser. En prenant garde de ne pas trop y penser, bien sûr, mais c'était tout de même ce qu'on lui avait recommandé de faire. Juste au cas où les cellules dendritiques des muqueuses, c'était improbable, mais enfin, l'on n'en était pas encore bien sûr, l'on ne pouvait pas encore évaluer exactement le danger des baisers... Les études étaient toujours en cours... Sa raison n'était point aveuglée, au contraire, c'était l'amour, toutes les fonctions de son cerveau étaient en alerte et illuminées, et attendaient le bon dérapage du plaisir. Et ce doute atroce, ce poison était là, était en lui à tel point qu'il se maudissait de vivre et d'y être exposé: Justus était risqué. Tout le monde était risqué, mais Justus était dans le centre en fusion de la machine de mort. Il aurait bravé la mort pour Justus. La faillite totale de l'instinct de conservation, qui était l'un des éléments libérateurs de la passion, lui aurait presque fait envisager une mort immédiate comme un équivalent d'immortalité (une folie sans doute, mais indiscutablement commune, une erreur de jugement qui semblait à tout le moins indiquer l'existence possible d'un état en dehors de tout jugement). Mais la mort dans sept ou dix ans, c'est à dire, une mort qui à partir de ce jour-ci se prolongerait sur sept ou dix ans, avec une fin de parcours abominable, et qui comporterait la privation de Justus, la mort précédente de Justus, voire la haine de Justus, cette mort-là, eh bien, la police d'immortalité assurée dans l'exaltation érotique ne la couvrait pas! L'animal humain n'était pas préparé pour cela! Il y avait les précautions... Lui en avait-on assez parlé, à la maison, et Jason, des précautions... Les précautions ne pesaient guère dans les cas improbables, les précautions allaient de soi, les précautions étaient un à-côté embêtant ou joyeux, ce n'était rien, les précautions... Mais avec Justus, au coeur de Manhattan! Au coeur du réacteur en folie! En même temps, son désir était avili par la peur, contaminé plus affreusement que par la plus bilieuse jalousie... Il fallait imaginer que Justus le haïrait assez pour vouloir sa mort? N'était-ce pas normal? Ne le détestait-il pas? Pourquoi ne l'aimerait-il pas assez pour vouloir le détruire? Quel droit avait-il, lui, à la magnanimité de Justus? Une vie ne comptait pour rien, dans la lutte aveugle de la vie, pas plus que dans l'implosion d'une galaxie. Qu'importeraient leurs vies, à tous les deux? A cent mille autres? En cette ville, la police avait cessé d'enregistrer les cas d'adultes tués par balle! Alors, vous pensez, un virus... Justus le Justicier? Il avait, éventuellement, le pouvoir de lui donner la mort. Justus avait comme tout le monde le pouvoir de se garder lui-même dans l'ignorance, et de donner la mort en préservant son innocence... C'était une attitude commune, si l'on osait regarder les choses en face... Justus devait penser de même à son sujet. Et sinon, si cela lui était indifférent, à Justus, cela voulait dire qu'il s'en foutait, qu'il n'avait plus rien à craindre, qu'il allait la lui administrer en pleine connaissance de cause, la mort... Et ce pouvoir éventuel de Justus le lui rendait, au moins dans la contemplation lointaine, encore plus redoutable, plus puissant et plus angélique...
En même temps, il avait, lui, Daniel, le pouvoir de tout arrêter et de se soustraire à sa puissance. Il pouvait refuser de le revoir jamais. Céder à la peur, on s'y habituait facilement, dans cette ville. Ne jamais se rendre au Bronx. Il pouvait prendre l'avion demain soir. Dans la considération de la mort, il était séparé absolument, même de celui qu'il désirait, il atteignait à l'autonomie totale de son être, précisément au moment ou elle était, cette autonomie, entièrement mal venue, où elle devait s'anéantir joyeusement! Finie, la blague! Plus de comédie, dans l'amour? Plus d'humour? Plus d'épanchements insouciants, de dépense généreuse? Plus de foutre, de larmes, de sueur, de sang, de salive et d'urine? L'amour à sec, irradié, simplement des squelettes comme des barres de plutonium incandescent au centre du réacteur? L'amour du nouveau siècle? Mais cette posture héroïque, pendant combien de temps pourrait-il la maintenir? Il était irrationnel de vouloir fonder là-dessus une existence! Pouvait-on s'opposer longtemps à la nécessité humaine de se fondre, de se diluer, de s'engluer, de s'abandonner, de s'insinuer, de se dissiper, de disparaître...? Il ne restait que le désir, on n'allait quand même pas vivre dans l'éternelle procrastination...?
Il était encore réveillé à une heure du matin, assis sur le canapé de velours vert. Il était noir. Il n'avait pas senti le temps passer. Il neigeait toujours et la lumière du boulevard était la même. Il voulait parler à Enzo. Enzo était le seul à la maison qui se levait tôt. Il était sept heures. Il lui raconta tout. Cela allait lui instiller des appréhensions, à Enzo, de le savoir en danger, à New York, livré à lui-même, incontrôlable. Bien fait pour lui! Cela lui apprendra à rendre ma mère enceinte! Enzo le conjura de s'abstenir. Avait-il des raisons de douter? Rien que les raisons normales, presque comme pour n'importe qui, dit-il. C'était suffisant, dit Enzo. Qu'il l'aime; qu'il désire, qu'il rêve, se branle, imagine, on ne pouvait pas s'empêcher d'aimer, mais qu'il s'abstienne. Il y avait cette autre plaisir raréfié: la masturbation mutuelle; ou en regard..., dit Daniel. On ne savait pas où cela pouvait mener, opposa Enzo, on pouvait s'oublier, perdre la tête... C'était même l'objectif cherché, the name of the game... On ne pouvait faire confiance à personne. L'autre était-il grand, fort? (Le voyait-il violé par une grande brute?) Pas tant que je ne pourrais pas le restreindre... Oh, merde, Daniel, je t'en prie, tiens toi tranquille! Aucune baise au monde ne vaut une mort pareille. Et si cela ne suffit pas à t'arrêter, pense à ce que tu pourrais passer aux autres... Les tests étaient toujours en retard de six mois... Oh, mon petit, interjecta-t-il, veux-tu que je vienne à New York demain? Pour qu'on en parle ensemble, d'homme à homme? Il avait vraiment peur, Enzo! Lui qui n'avait aucune expérience, sans doute... Qui n'avait peut-être jamais passé une capote... Après tout, à son âge... Un rescapé du passé idyllique... C'était réconfortant malgré tout d'avoir des parents qui s'inquiétaient de vous... Tu nous tuerais, nous, Daniel, tu comprends bien, s'il t'arrivait quelque chose?
La peur d'Enzo le rassérénait. Non, disait Enzo, l'on ne pouvait faire confiance à personne, surtout pas aux hommes, nous sommes tous des salauds... Ah, dit-il, cela ne voulait pas dire que le sexe était exclu, bien sûr, qu'il y songe, bon Dieu, même avec un homme, s'il fallait vraiment que ce soit un homme, il devait bien se trouver, parmi les étudiants à Columbia, je ne sais pas, quelqu'un qui, enfin, qui serait très sûr... Il ne trouvait quand même pas son plaisir dans les risques idiots, il n'avait pas des propensions bizarres à ce point tout de même? Mais non, puisqu'il l'appelait... Avec quatre-ving-dix-neuf personnes sur cent, ou presque, c'était quand même comme avant, on pouvait faire n'importe quoi... Fais-moi rire, papa, l'amour n'a que faire de la notion de "population en général!" La mort est un risque de la vie. Ne dis pas de connerie, rétorqua Thonon via le satellite géostationnaire, il y a des risques que l'on n'a pas à prendre, des risques inutiles... D'ailleurs, tu n'en jouiras pas, je t'assure, et après ce sera l'enfer... Six mois de petit enfer dans un recoin de la tête pour commencer... Si en plus tu attrapes la plus petite mauvaise grippe cet hiver, voilà les incertitudes, les cauchemars... Les cabinets des psychiatres sont pleins de gens qui tournent en bourrique pendant ces six mois... Il y a des suicides...
L'hystérie, maintenant, à Thonon... Lui, il se sentait soudain calme... Je ne sais plus que penser, Papa, mais cela me fait du bien de t'entendre... On pouvait vouloir mourir jeune, pourquoi pas? Et même avec plaisir, avec satisfaction... ça ne le dérangeait pas, lui, Enzo, il n'était pas un égoïste timoré, on pouvait risquer sa vie pour une chose utile, même conne et gratuite en apparence, et même, au fond, une vie qu'on était prêt à risquer était une vie qu'on était prêt à vivre, aussi... Mais mourir pour une baise, ajouta-t-il, se croyant génial, non, mille fois non, surtout pas pour une baise qu'on a eue, tu me comprends...?
Pauvre papa!
Justus vint le prendre dans sa vieille Ford Nova bleue pour le conduire chez ses parents, au Bronx. Lui, heureux, ému, gêné. Il serait présenté, examiné, jugé. Justus n'était pas seul dans la voiture: il avait jugé bon d'emmener son plus jeune frère, Timmy, sous le matelas duquel sa mère avait trouvé, quelques jours auparavant, un revolver. Le garçon n'avait pas quatorze ans, était muni de grandes mains et de grands pieds et se trémoussait sur la banquette arrière en branlant rythmiquement du chef à l'écoute d'une musique à lui seul audible dans ses écouteurs de mousse rose. Il ignora le "hello!" de Daniel et de temps en temps laissait échapper à voix basse, machinalement, de petits jurons obscènes qui étaient peut-être provoqués par antiphrases par sa musique.
S'enfonçant dans Harlem le long d'Amsterdam Avenue, il sembla à Daniel qu'ils attiraient tous les trois, de la part des passants, un nombre anormal de regards. Ou alors, il devenait paranoïaque. A coup sûr, c'était lui qui attirait l'attention. Il était de mauvaise compagnie.
Etonnante rareté des couples mixtes, de n'importe quel sexe, même à Columbia. Bien plus rares qu'en France. Cela l'avait choqué. Lorsqu'ils marchaient dans la rue, Justus et lui, autour de Columbia, ou de Lincoln Center, ils attiraient l'attention aussi: c'était tout juste si les regards qui parfois venaient à leur rencontre ne leur envoyaient pas des messages explicites d'encouragement, de gratitude même, comme s'ils eussent soulagé le poids de culpabilité de cette ville entière. Une insupportable bienveillance.
Le Bronx: ce sont des maisons à une ou deux familles, qui ressemblent beaucoup à celles des quartiers de Flushing. L'on ne songerait pas, en France, à appeler ce quartier un slum. Il y a des pelouses, des garages. Les maisons sont laides intrinsèquement, comme les maisons de Flushing, et non parce qu'elles se trouvent dans un slum. Elles n'ont pas été construites pour ceux qui présentement les habitent. Vague après vague elles ont été emplies, puis abandonnées avec mépris, avec dégoût. Ces maisons, ces rues, semblent-il, haïssent activement ceux qui y vivent, à la fois envahisseurs et exilés, et en sont haïes en retour.
Une école avec une cour de basket. De très hautes clôtures de grillage. Une rue avec des maisons mitoyennes, en briques rouges, toutes en une seule rangée, puis, au bout, une extravagante maison des années vingt, de style Tudor, qui ne serait pas déplacée dans les petites villes ombragées en amont de l'Hudson. La porte d'entrée est entr'ouverte, malgré le froid, il y a une couronne de sapin avec un noeud de velours rouge; un if, dans la petite cour, est drapé de lumières clignotantes et multicolores. La rue est sale. Des brassées de fils électriques et téléphoniques pendent bas entre les poteaux. De nombreuses voitures sont stationnées devant la maison, des Cadillac, des Buick, la dernière génération de carrosseries allongées. Justus tourne autour de plusieurs pâtés de maisons pour trouver une place de parking. En marchant dans la rue, chassant du pied un bouteille de plastique, en grimpant les marches de brique, Justus pose un bras protecteur sur l'épaule de Daniel. Timmy ne veut pas se laisser voir en leur compagnie, il a détalé dans l'autre sens, les mains dans ses poches, en sautant au rythme de sa musique.
La mère s'appelle Leda, elle est ample, très souriante, d'une majestueuse modestie, vêtue avec recherche, grandie par ses haut-talon de crocodile, couverte de bijoux bourgeois, chaînes et torsades d'or et grosses perles et broche en forme de fleur, comme la grand-mère d'Annemasse pour un mariage. Le père est mince et clair de peau, magnifiquement grisonnant, son visage encadré d'un collier d'argent, court et soigné. Il est contrôleur dans les services des eaux de la ville de New York. La mère enseigne la musique à l'école toute proche, celle où Timmy se rend chaque jour avec son revolver. La porte est de noyer sculpté avec des clous de bronze, il y a des verrières en losanges plombées, le hall est pavé d'ardoise vernie, l'escalier intérieur a une rampe à pilastres. Le hall donne sur une sorte de foyer où trône un piano, immense, de concert.
Le mobilier n'est pas tout à fait au diapason de cette splendeur sinistre, vaguement médicale (un médecin avait du habiter là: il y avait une double-porte capitonnée). Il y a deux canapés de faux-cuir vert, un ensemble de salle-à-manger en verni d'acajou. Il y a des masques africains partout, et des tentures africaines, et des vanneries africaines, et des bibelots qui sont des copies d'art égyptien pour touristes. Tout cela est éclairé gaiement, avec des guirlandes d'ampoules de couleur. Un grand téléviseur marche, sans le son: un match de basket-ball. De chaudes odeurs proviennent de la cuisine. Dans le salon, une demi-douzaine d'invités. Tous remarquablement élégants. Il serait difficile de trouver, dans n'importe quelle home blanc américain, six personnes vêtues avec autant de recherche. Tous, ils lèvent vers Daniel un regard étonné, critique. Un silence se fait, occupé par une pensée unanime: voici donc la pédale française, l'ami de Justus. C'est presque le regard des trois filles, ses co-locataires, lorsqu'il leur parla de Younous. Mais ici, ce regard le féminise. Sa blancheur est perçue aussi radicalement qu'une différence de sexe.
Justus déposa sous le sapin la pile de cadeau qu'il avait apportés. Un jeune homme souriant, émergeant de la cuisine, traîna de quelque part un rocking-chair qu'il offrit à Daniel avec une courtoisie si évidemment virile, et peut-être involontaire, que tout le monde se mit à rire. Justus exigeait, de sa part, une mesure d'humiliation. Justus, en retour, lui montrait plus d'affection que jamais: peut-être sans y penser, parce qu'il se trouvait en famille, qu'il avait baissé ses gardes. Mais il y avait du défi, aussi, et un brin de condescendance dans son attitude. Cela faisait partie des épreuves qu'il lui imposait: l'affection montrée en public, l'intimation d'une relation qui n'existait pas encore, devant une assistance piquée par des sentiments ambivalents, circonspecte, a priori réprobatrice de l'un, débordante d'admiration pour l'autre.
Grace arriva de l'église où elle avait chanté: il semblait qu'on n'attendait qu'elle. Elle embrassa tout le monde, et Daniel ostensiblement. Elle aussi était chargée de cadeaux. Elle portait un vison, comme une diva (elle annonça que c'était, en effet, le cadeau d'une diva qui n'osait plus porter ses fourrures à Berlin, où l'on vous jetait de la peinture). Elle était accompagnée d'une fillette fort belle, qui les salua tous d'un air distant, avec un gravité cérémonieuse. On ne fit point attention à elle, car Grace avait ôté sa pelisse de petits rongeurs sanguinaires que l'on se passa de mains en mains avec des exclamations d'admiration, comme un bébé. La fillette retira son duffle coat et serra ses gants dans le trou des manches, et l'alla porter dans la chambre où les manteaux étaient entassés. En revenant, elle se glissa vers le petit sapin de Noël dont elle se mit à examiner les décorations une à une. Elle était très grande, elle avait douze ou treize ans et, surtout de profil, un visage d'étrange et pure enfance, avec une longue ligne courbe qui évoquait une esse de violon, allant de la racine des cheveux au bout du nez, et à laquelle les contours de la bouche gonflée et du menton menu étaient rattachés un peu par hasard, comme une fioriture à une signature. Elle était nettement plus claire de peau que quiconque dans la pièce, hormis le père de Justus. L'on pouvait presque se représenter le frère du père de Justus, le vétéran du Vietnam. Surtout, elle avait le sérieux étonnant de Justus et de son père, le contrôleur des eaux. Elle avait un long cou et des nattes luisantes, un peu raides, comme d'épaisses cordes de soie, si noires et brillantes que sur leur longueur tressée elles en paraissaient presque blanches. Finalement, après avoir longuement comparé, elle décrocha de l'arbre une boule saupoudrée de blanc, qu'elle accrocha dans les mailles de son pull-over d'angora, sous lequel sa poitrine saillait en deux petites pointes délicates. Quelqu'un l'appela: "Sheba!" Elle alla s'asseoir sur le bras d'un canapé, de l'autre côté du salon, et de là, elle l'observa, Daniel, muette, avec une intensité déconcertante, un étonnement mêlé de frqyeur et de curiosité. Du bout de ses longs doigts pensifs, ambrés, elle jouait avec sa boule de Noël. Elle n'avait jamais du voir de jeune homme blanc dans le cercle familial. Ou bien, elle essayait de pénétrer la nature de sa relation avec Justus. En fait, il en fut persuadé tout à coup, elle devait brûler de passion pour Justus. Juge par toi-même: une fille de son âge ne pouvait être qu'amoureuse et de qui celle-ci l'aurait-elle été, sinon du seul Justus? Qui, vivant autour de Justus, pouvait ne pas être amoureux de lui? Ils l'étaient presque tous, se dit-il, tous ceux ici présent, à un certain degré et d'une certaine manière, Justus baignait dans des ondes d'amour suppliant, fier, admiratif ou attendri. Et lui, négligeamment réfléchissait cet amour, à droite, à gauche, envoyant des regards et de petits gestes de bénédiction à ses thuriféraires, mais distingait Daniel par les témoignages de son affection appuyée, embarrassant fardeau de l'amour de Dieu. Elle le haïrait bientôt, dans quelques minutes, la petite fille à la boule de Noël. Elle hésitait encore, elle voulait être sûre, la petite raisonnable, elle ne voulait pas commettre d'injustice. Elle avait remonté très haut, pour l'intimider, sa jupe sur ses longues jambes graciles chaussées d'escarpins roses. Il la regardait, puis détournait son regard involontairement, comme à la vue du plein soleil.