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VII.

Barry arriva comme le jour baissait. Daniel et lui chargèrent le canapé sur sa camionette. Il n'y avait plus de couvertures dessus: elle les avait emportées. Barry s'acquittait du boulot avec entrain et avec une évidente satisfaction. Il parcouru la moitié vide de la maison, allumant toutes les lumières, vérifiant la plomberie, l'état des huisseries, des couvre-sol, des appareils ménagers, désignant triomphalement chaque infime usure ou dégât. A l'en croire, Loretta avait laissé une ruine derrière elle. Il faisait résonner les planchers en marchant. Il portait une casquette à visière, une parka rouge, de grosses chaussures de travail crottées. Daniel ne voulait pas se fâcher avec lui et affichait la plus grande indifférence. Il ne pouvait d'ailleurs pas savoir, Barry, à quel point toute cette histoire l'affectait, son hostilité n'était donc pas tournée contre lui. Ils attachèrent le canapé sur la camionnette à l'aide de cordes.

- Qu'est-ce qu'on en fait? demanda Daniel. On va le porter à l'Armée du Salut?

- Penses-tu! Il n'en voudraient pas. On va le porter au niggers! Ils sauront qu'en faire, eux...

Ils iraient le décharger quelque part dans les slums, expliqua-t-il. Quelque abruti lui ferait peut-être de la place chez lui. On pouvait asseoir dessus une famille nombreuse. Ou bien, ils pourraient le laisser dans un terrain vague, pour qu'un sans-abri y passe des nuits au moins moelleuses. Ils pourraient aussi, dit Barry, s'amuser à verser dessus de l'essence et y mettre le feu.

- Tu es fou! Tu veux te faire arrêter?

- Je plaisantais, je plaisantais!

Barry continuait de vouloir l'intimider. Il les conduirait dans les pires quartiers de Brooklyn pour bien jouir de sa frousse. Mais il serait déçu, décida Daniel.

- Tu as peur des niggers? demanda Barry.

- Peur, pourquoi?

Ils traversèrent une succession d'immenses cimetières que le Parkway surplombait. Des panneaux indiquaient la section de Bedford-Stuyvesant. Le fin-fond. Il fallait s'y attendre.

- Les niggers, dit Barry, tu crois qu'ils sont comme nous?

- Je ne comprends pas ta question, dit Daniel, embêté. C'est une question qui ne veut rien dire. Et puis, tu ne peux pas les appeler autrement?

Ce n'était guère différent de Harlem ou du South Bronx, c'est à dire, sinistre. Immeubles carbonisés, des rues entières (non, ce n'était pas des drogués qui s'étaient grillés, lui avait-on expliqué, cela remontait aux révoltes raciales de soixante-huit, on ne s'était pas empressé de reconstruire...), détritus, ombres louches, jeunes, toutes. Rues vides, même de voitures.

- Bien répondu, dit Barry. Ce n'est pas une question du tout. La question est: qu'est-ce que nous? Nous... Pas toi, tu es Français... Tu n'as rien à voir là-dedans... Eh bien, tu vois, les niggers, ce sont à peu près les plus vieux Américains, avec quelques Indiens et quelques Espagnols, et quelques puritains, presque tout le monde est arrivé après eux, et c'est ça l'ennui, avec les afro-américains... Ils sont là depuis trois ou quatre siècles, ils ont l'ancienneté, tu me suis? Les neuf-dixièmes des autres sont arrivés après... Et puis, ils ont plein de sang blanc dans les veines, en plus... Pas officiellement, non, mais c'est clair comme le jour... ça aussi, ça gêne drôlement... ça les gêne eux, et ça nous gêne nous... Ils ne sont pas plus noirs que je ne suis rose... C'est Dieu qui les a conduits ici, les niggers, pour que nous ne soyons pas des singes européens...

- C'est vrai, dit Daniel, un peu surpris. Il me semble que ce qu'il y a de vraiment, uniquement américain, qui n'est pas une copie d'autre chose, je veux dire, ce qu'il y a de vraiment authentique, dans la culture américaine, cela vient des noirs...

- Voilà!

- Je m'aperçois que tu les aimes, au fond, les noirs... Tu voudrais bien en être un toi-même...

- Je ne les aime pas plus qu'ils ne m'aiment, et ils me couperaient les couilles à la première occasion. A toi aussi. Mais ils m'intéressent... Je te dis tout cela uniquement pour ton instruction, parce que tu es étranger...

- Il y a des noirs, dans ton église?

- Quelques uns, nous en tolérons un petit nombre. Je suis membre d'une église coréenne, où moi aussi, je ne suis que toléré...

- Parce que je hais les noirs, et que je hais les blancs.

- Tu hais les blancs?

- Je me suis aperçu que tous ceux qui m'ont fait du mal, personnellement, dans ma vie, à commencer par les membres de ma famille, mais pas seulement eux, étaient blancs! Ne ris pas, cela ne va pas de soi. Les blancs sont des salauds de racistes, entre autres choses, et si les noirs me haïssent, tu vois, c'est uniquement parce que je suis blanc. Si les noirs veulent me couper les couilles c'est parce que les blancs, entre autres saloperies qu'ils m'ont faites, les ont montés contre moi... Il faut quand même être des salauds pour réduire les autres à ce point de haine... Alors, je hais les blancs...

- Alors, tu as trouvé le salut dans une église coréenne?

- Yep! En prévision de ce qui va se passer...

- Qu'est-ce qui va se passer?

Il freina brusquement. Il s'était engagé sur une artère traversante, plus animée. Il venait de voir un feu dans un baril à pétrole au bord d'un terrain vague, près d'un pont routier. Un groupe de clochards autour. Il fit marche arrière. L'endroit était inondé de détritus, que le vent et la circulation chassaient le long du sol et qui s'accumulaient là, contre le pylone. Il faisait nuit maintenant. Les hommes les regardèrent avec une crainte et une hostilité telle que Daniel, en dépit de ce qu'il s'était promis, en fut glacé jusqu'aux os.

- Hey, cria Barry. Vous avez froid? Vous voulez de quoi faire du feu? Ce canapé, là derrière, ça vous dit?

Ils le regardèrent, échangèrent quelques mots. La scène était intensément éclairée par les lumières du pont. C'était toujours cela: ils seraient tués en pleine lumière.

- Y en a plein, autour d'ici, de la merde comme ça...

- Bon, on va aller voir ailleurs!

- Donne, dit l'un d'eux.

Il portait une casquette à oreilles. Elles étaient nouées sous son menton.

- Mon petit-frère va vous aider!

Daniel descendit.

- Tu m'y laisses aller seul?

- Tu crois que je veux perdre ma camionnette?

Daniel sauta sur l'arrière de la camionnette, défit les cordes. C'était sans doute tout à fait illégal, de laisser un canapé au bord de la route. Comme si l'idée de légalité avait cours, ici. Il avait vraiment les foies. Et si Barry leur lançait soudain quelque propos parfaitement raciste, haineux, provocant? Ils l'assassineraient, lui, en cinq sec et Barry partirait au volant de la camionette, en rigolant. Il en était bien capable. Le fratricide parfait.

Les hommes, ils étaient cinq, mais il y en avait d'autres, qui se tenaient à l'écart à l'ombre du pont, le regardaient tous intensément, avec une méfiance agaçante.

- Hey! Vous pouvez m'aider?

Ses mains n'étaient pas absolument fermes. Il avait hâte d'en finir rapidement.

L'homme qui avait dit: Donne! s'approcha de la camionette et, sans cesser de fixer ses yeux dans les siens, avec la fascination d'un obsédé, il commença de saisir les pieds du canapé. Daniel le poussa vers lui. Il ne dit pas un mot, ses traits ne bougèrent pas. Un autre homme s'approcha, ils hissèrent le canapé sur le sol. Les autres contemplèrent la chose d'un air mi-féroce, mi-dédaigneux. Au milieu de la rue, parmi les débris, dans l'éclairage du pont, elle ressemblait à une victime sacrificielle, grasse et pâle, et docile. Elle allait être égorgée calmement, éviscérée, dépecée. Ils ne dirent absolument rien, les hommes. Ils refermèrent le cercle. Daniel sauta à bas de la camionette et retourna dans la cabine.

- Pas de quoi dire merci, je suppose, dit Barry.

Il déposa Daniel à un arrêt de métro nommé Classon.

- Tu ne pourrais pas me conduire ailleurs?

- Tu as peur?

- Oui! Merde!

- Allons donc!

Il le laissa là, et s'éloigna en donnant du klaxon. Crac, crac. Sous sa semelle, ampoules de crack. Au coin des rues, ces enfants, adolescents, dans la nuit: vendeurs de crack. Des semi-automatiques à la portée de leurs élans émotionnels, au bout de leurs longs doigts soyeux. Les échoppes éclairées. Les détritus. Il est seul, lui, Daniel. Ici, parce que blanc. Le reste est obscurité. Seul parce qu'il s'imagine extraordinairement visible. Cette odeur est celle d'urine et d'excréments, adoucie de peaux d'oranges: suavité des matières organiques en décomposition. Les marches - il descend rapidement - disparaissent sous les détritus, il glisse et s'enfonce dans les plastiques, les papiers. Il enjambe une ombre paisible. Sur quelque chose de blanc, il croit voir du sang. Sang, maintenant, éveille le réflexe sida. Ce sont des boulettes de coton avec des traces fraîches de sang. Pourvu que le train arrive vite. Il reste dans la zone de sécurité, devant la cabine du vendeur de jetons. Quelle sécurité? Ce type, là, derrière le verre blindé qui lui jette un regard d'intense surprise? Un regard à n'en pas croire ses yeux? Se préparant déjà au pire? Voilà qui est rassurant. Il adopte une expression dégagée, et même, il esquisse un sourire à l'adresse du monde. Il devra changer pour une ligne de Manhattan. Il essaie de se faire une idée, où descendre. Le plan est déchiré.

Sur le quai, une créature étrange s'approche de lui, dont l'odeur aussitôt l'écoeure à vomir. L'odeur vient de ses cheveux, cordés, roussis, et pleins de merde. Elle est petite et grasse, et pour attirer son attention, elle pousse de doux cris rauques de mongolien. Il y a une dizaine de personnes sur le quai, mais c'est vers lui qu'elle vient, tout droit, avide de compagnie, le trouvant sympathique. Cela lui apprendra à sourire aux corneilles. C'est une femme. Il voit que c'est une femme car elle se met face à lui, tout près, et elle écarte son pantalon. Sa vue plonge par inadvertance. Non, cela est plus qu'il n'est supportable. Des profondeur de sa débilité, elle le regarde et grogne à son adresse. Des malades mentaux dans des conditions abominables ont été simplement jetés hors des asiles, mis à la rue, par mesure d'avarice, livrés au viol et à la violence, dans les années Reagan, pendant que le pays était pillé et saigné en une incroyable campagne de piraterie économique. L'idée lui traverse la tête qu'elle s'enduit sans doute la tête de merde afin de n'être pas violée, la petite maline! Il perçoit un mot parmi ses grognements: "Doc!" Elle doit le prendre pour un médecin qu'elle a connu. Elle le supplie de faire attention à elle, de regarder encore. Personne, sur le quai, ne fait mine de voir. Il est le seul non-noir, non-hispanique. Il a peur qu'elle ne le touche. Elle avance la main. Il va vomir, ou s'enfuir. Elle ne bouge pas, tenant ouvert son pantalon. Elle lui sourit, ses yeux pétillent. Il se dit qu'il devrait la prendre avec lui et l'emmener dans un hôpital. Il se rend compte aussi qu'il est prisonnier, absolument, prisonnier de cette ligne de métro, qu'il n'a pas le loisir d'aller ailleurs: il remonterait à la surface, nul taxi, à supposer qu'il y ait un taxi, n'accepterait de le prendre. Nul taxi, s'aventurant dans ces zones, n'acceptait de faire monter des clients, de n'importe quelle couleur... Ne parlons même pas de la faire monter, elle. Quant à marcher, indépendamment du fait que c'eût été au péril de sa vie, il n'y avait pas, tout simplement, d'endroit où il aurait raisonnablement pu la prendre. Un hôpital? Sûrement, il devait y avoir des hôpitaux psychiatriques, à Queens ou à Brooklyn? Il imagine sa situation comme celle d'un instrument dans un orchestre symphonique: son parcours est marqué sur les portées placées devant lui, sans écart ni diversion possible, le temps est entièrement indépendant de lui, il est du ressort du train-partition qui va le rejoindre et l'emporter. Il n'est pas équipé, non plus, pour prendre avec lui une malade mentale. Il a honte de son impuissance. Il souhaite violemment la fin de ce moment infernal. Il se met à prier, à réciter des mantras: "Vite, que ce train arrive! Bon sang!" Devant son indifférence, elle trépigne:"Doc! Doc!" Elle sautille d'un pied sur l'autre. Quand le train l'emportera, il laissera ce moment derrière lui, loin, comme s'il n'avait jamais existé, il n'aurait aucune raison de s'en souvenir jamais. Mais pour le moment, il est dedans, en plein milieu. D'ailleurs, à l'hôpital, ils la relâcheraient sûrement; dès qu'il aurait le dos tourné, elle retrouverait son chemin dans les entrailles des métros, elle reprendrait son camouflage d'excréments. D'ailleurs, il avait sans doute tort de penser que, dans cet esprit, la propreté clinique apparaîtrait préférable à son état présent. Elle en avait besoin, de sa merde. Ce pays, qui mangeait une partie considérable de la richesse du monde, mettait ses débiles profonds à la rue, pour qu'ils se nourrissent d'ordures, par mesure d'économie! Pour le moment, elle s'amusait de plus en plus à l'importuner d'amour, à la manière d'un chien mal-elevé. Elle évoquait un aborigène les cheveux collés de boue, impatient de danser. Au bout d'une éternité le train survient, l'irrésistible symphonie le rejoint. Il se jette à l'intérieur, pourvu qu'elle ne monte pas avec lui! Non, elle reste derrière, sur le quai, avec, figé sur son visage, un sourire diabolique, heureux. Il devient une petite note agitée au sein de la partition, une blanche solitaire dans un fouilli de croches et de noires.

Il a son odeur sur lui, il s'en aperçoit. Il ne se séparera pas aussi facilement de son écoeurement. Les voyageurs paraissent s'en apercevoir aussi. Il lui semble qu'ils le dévisagent. Il changea de train deux fois, l'un des changements, à la Quarante-deuxième rue comportait une marche interminable à travers des couloirs et des avenues souterraines. La foule de la nuit, de nouveau. Sur le quai, il vit une jeune fille indienne d'une beauté inimaginable, seule. Il n'avait jamais vu un cou semblable, si long et courbe, et son torse, sa taille, étaient ronds et infiniment graciles. Ses cheveux moirés lui descendaient aux cuisses. Sa lèvre supérieure était voluptueusement gonflée, elle évoquait le grain de la peau de chamois, la couleur de la robe des biches. Plus brutalement, elle faisait songer à un étui de plaisirs mirifiques. Ce monde était obscène. La malheureuse bête de Classon et cette fille-liane brune et sévère lui semblèrent les face et pile d'une même pièce. Pas beaucoup de place entre elles pour l'humain. Son premier mouvement en la voyant fut un désir de s'interposer entre elle et le monde pour la protéger. Comme si sa beauté fragile et scandaleuse aurait du libérer des millions de démons lubriques alentours, sinon en lui-même. Or personne, dans cette foule énorme, ne semblait faire attention à elle. Elle passait inaperçue, comme le jeune roi de la drogue et sa majestueuse épouse. Pas un regard ne se traînait, serait-ce furtivement, dans sa direction. Sont-ils tous abrutis-aveugles, ou simplement plus décents que moi? Elle avait seize ou dix-sept ans, peut-être. Elle portait son manteau d'hiver nonchalamment ouvert sur une sorte de pyjama rose, elle était pieds nus dans ses sandales. Pieds nus, par ce temps! Et qui pouvait bien l'envoyer dehors, à cette heure, seule, à courir le subway? Elle paraissait bien plus assurée que lui. Elle paraissait libre, aussi, occupée d'elle-même, libre d'appréhension, c'était peut-être cela qui, chez elle, l'avait fasciné dès l'abord, sa liberté, symbolisée par ses pieds nus. Mais, se dit-il, pieds nus, elle pouvait marcher, la pauvrette, dans une ampoule de crack, dans ces débris de verre qui se trouvaient partout...

Il prit un train express de la ligne deux, avec l'intention de s'arrêter à la Quatre-vingt-seizième rue. Il n'avait pas dîné, il voulait s'arrêter dans l'un des restaurants, en remontant Broadway jusque chez lui. Le train, sur la voie express, fonça à travers la station éclairée, où écumaient des brouillards de fumée blanche, éclairés par des phares perçants, puis s'engagea dans un tunnel interminable, sans ralentir, et une odeur de cheminée mouillée commença d'envahir la voiture. Un incendie de voies. On avait du l'annoncer par haut-parleur, il aura été distrait. Il était redevenu le seul blanc alentours. Tous les autres étaient en chemin pour Harlem. Une nouvelle station s'alluma au passage, puis disparut, puis une troisième. Il allait de retrouver en plein milieu de Harlem, sur la Cent-seizième rue, juste un peu plus à l'Est, sur Lenox Boulevard. C'est à dire, encore une fois au milieu de l'horreur. Il maudit son inattention: surtout, il se maudit parce qu'il était évident qu'il se punissait. On n'allait pas de Classon à la Cent-seizième le même soir sans y être poussé par un désir d'auto-destruction. Il arrivait assez souvent aux étrangers qui venaient sur l'Upper West Side de prendre par erreur un train qui se changeait en express à mi-chemin et ils se retrouvaient au prochain arrêt à l'intersection de Broadway et de la Cent-vingt-cinquième, sans savoir comment ils étaient arrivés là... On l'avait prévenu copieusement, et cela lui était arrivé deux fois, dans les premières semaines, quoique de jour.

Le train s'arrêta. Daniel devait passer de l'autre côté de la voie, pour s'en retourner dans la direction opposée. Sur le quai d'en face, un groupe d'adolescents, des hâbleurs, des brutes, en cuir noir, étincelants comme des pirates, impatients, en route pour Manhattan, chahutant, et qui ne lui disaient rien qui vaille, une pure et honnête promesse d'ennuis. Il décida de monter à l'air libre. Il attraperait peut-être un autobus, au moins jusqu'à Central Park. Il franchit le portillon. Les marches, de nouveau, sous ses pas, craquantes de débris de verre qui semblaient provenir de la casse méthodique de centaines de bouteilles, ou de pare-brise. En haut, la désolation attendue. Mais de gigantesques panneaux publicitaires la surplombaient, coûteusement éclairés. Mangroves de la forêt vierge urbaine, que le système n'avait pas oubliées cependant. L'oeil vigilant de la cupidité. Les cigarettes, mais aussi les Mercedes. Il y a du pognon, ici. Il y a des immeubles ruinés, des ordures dans les rues, un silence de fin du monde, et même le trafic vous parvient inexpliquablement étouffé. Sur les verres crissants, un couple marche vers la station dont il vient d'émerger. Ils poussent une poussette avec un bébé. Ils replient la poussette en haut des marches, la mère descend avec le bébé dans ses bras. Ils sont jeunes, fringants. Dans l'escalier, ils échangent des propos:

- J'aurais préféré qu'elle y aille d'une main un peu plus légère, dit-elle.

- Oui, dit-il. Tu sais comme il est facile d'en faire trop, avec le curry...

L'on vit, ici aussi. Comme partout. Et que croyais-tu donc, imbécile? Toute cette peur que tu éprouves ne serait-elle que de l'hystérie, tout bonnement? Eux, sûrement, ne la ressentent pas. Le verre craque sous leurs pas, mais la menace n'est pas la même. Et si ce n'était tout cela qu'un monde ahurissant-infernal irréel où elle te jette, un monde parallèle, de l'autre côté du miroir, la couleur de ta peau? Dans ce monde-là, tu es exactement dans l'état d'un malade mental, tu es un aliéné. Comme cette amoureuse que tu viens de faire, à la station Classon. Et eux, dans ton monde, la même chose. Chacun, en passant de l'autre côté du miroir, entend une Reine de Coeur qui dit: "Qu'on lui coupe la tête!" Tu n'y peux mais, bien sûr. Tu n'en as rien à faire. Barry l'a dit: tu es français! Tu es pourtant de la race des négriers. Des négriers savoyards? Quelle blague! Mais si, l'on vendait des actions, à Genève, très demandées, les bourgeois investissaient dans la traite des esclaves. Voltaire l'a fait. Cet adorable enfant, au cas où il grandirait ici: la laideur ambiante, les mauvaises écoles, le spectacle de la pauvreté l'affecteront davantage sans doute que le crime, ou même la haine, qui te frappent, toi, en premier. Tu n'es pas un bon juge de cet environnement. N'oublie pas cela: lorsque tu te retrouveras dans la forêt vierge.

Voilà qu'un groupe d'adolescents, un autre, traversait le boulevard en une longue ligne, en direction de la station. Ils étaient bouillants aussi, et clinquants de métal. Il n'avait pas grande envie de les croiser. Ni d'attendre à un coin de rue, non plus. Prudemment, honteux, inquiet quant à sa propre santé mentale et à sa propre trempe de caractère, il décida de redescendre. Ses origines, son éducation: d'avoir peur lui causait un cas de conscience. Racisme? Arrogance? Il se sentait des droits, la rue est à tout le monde. C'était une injure raciste que de s'attendre à une attaque. Il est moralement indigne d'avoir peur. Pourtant, le voici qui se retourne, qui se rengage dans l'escalier, en proie à plus de doutes cruels encore que de honte. Un homme en imperméable noir, qui portait une grande boîte noire venait de s'engager dans l'escalier, à la suite du jeune couple. Daniel lui emboîta le pas, décidé à le serrer d'assez près, pour s'abriter, comme qui dirait, dans son ombre. L'homme se retourna un rien, pour vérifier du coin de l'oeil qui donc le suivait, mais il ne changea ni son allure ni son attitude. Son ciré noir était orné de bandes réflectives en zig-zag. Les adolescents furent sur eux en quelques secondes, et les dépassèrent en piétinant comme un troupeau de bisons. Daniel longea le mur pour leur faire toute la place. L'homme descendait tranquillement au milieu des marches. Comme ils descendaient, Daniel épousant la haute silhouette, deux ombres descendant vers l'Hadès, une vocifération leur parvint des profondeurs de la station, un tohu-bohu vocal explosif et tonitruant assez fort pour couvrir le bruit de dix trains, échoant sous les voûtes et les tunnels, et la frayeur même s'effaça alors dans le coeur de Daniel, et le doute aussi, noyés dans une décharge d'adrénaline et le sentiment pompeux que l'évènement fatal allait maintenant s'accomplir. L'acmé de cette odyssée infernale commencée par le sacrifice du canapé et aggravée par son erreur de descendre du métro a temps. Il s'agissait seulement, maintenant, de réagir au mieux. D'ailleurs, il n'était plus seul, il s'était attaché à un guide, à une ombre. Ils allaient confronter ensemble les voix infernales, si l'enfer se pouvait confronter. Les voix étaient celles des jeunes hommes qu'il avait vus sur la voie d'en face, en quittant le train, et dont l'aspect l'avait décidé à quitter la station pour commencer. Ces voix, en fait, étaient poésie, musique, des vociférations scandées, d'une violence inouïe: ils s'étaient lancés, cinq ou six d'entre eux, dans un rap spontané, ce qu'il y avait de plus spontané et de plus violent en aucune langue, une langue dans sa pureté paroxystique de libido et de haine, vociférée comme seul, peut-être, l'avait été le grec dans la tragédie antique. La plus grande révolution poétique de la langue anglaise depuis, peut-être, les élizabéthains. Tu es fou de dire ça! Non, non, il y a dans l'accent noir américain, dans le langage le plus courant, une fureur explosive unique, qui ne ressemble en rien aux doux parlers africains, caraïbes, au français noir. Il y a une fabuleuse charge d'énergie dans la voix de l'Américain noir, qui devait s'éclater tôt ou tard, sous les pressions accumulées par en bas, en lave poétique. Une lave de haine. Evidemment, qu'est-ce qu'on attendait d'autre? Ils s'étaient retourné les tripes pendant des générations, à chanter l'amour de Dieu et de l'humanité, pour le grand bien que ça leur a fait. Tout le gospel, et même tout le blues, la seule poésie religieuse et érotique que cette civilisation ait produite, mais on continue de leur dire qu'ils ne sont pas intellectuels, bons danseurs et musiciens oui mais pas surtout pas intellectuels, Barry a raison dans sa lucidité perverse, on persiste à leur dire qu'ils ne possèdent même pas cette langue qu'ils parlent depuis quatre siècles, qu'ils ne sont pas "articulate" c'est-à-dire, qu'ils ne savent pas s'exprimer, parce qu'ils la chantent, que ce n'est pas de la poésie, le rap, le blues, le gospel, parce que c'est de la musique. Ils ont étendu leur répertoire à la haine. Forcément.

L'homme alla se poster dans la zone de sécurité, bougeant d'un pied sur l'autre, il balançait négligeamment la boîte, qui avait l'apparence d'un étui, avec une distension conique au bout, pour accomoder un instrument à vent, à en juger par la taille, une trompette. C'était cela qui avait inspiré la confiance subliminale de Daniel, l'idée qu'il était un musicien. Ses cheveux étaient rasés de côté, couvraient en crinière mohawk la zone médiane du crâne, et ils étaient rayés de bandes jaunes régulièrement espacées, des mèches minces horizontales de cheveux décolorés. Il portait des lunettes qui étaient une bande courbe de verre rose chaussant son nez. Il portait une écharpe de plaid noir et rose, et il devait être frileux car ses mains étaient enfoncées dans des gants de peau noire d'où dépassaient des poils de longue fourrure claire. Il avait tourné vers les rappeurs un visage impassible, un beau profil africain, et scandait discrètement des hanches, sous son ciré, le rythme de leur chant, qui était accompagné de bruit de percussions, tambours, cymbales, tout un orchestre: c'était l'un des jeunes hommes, tout petit et remuant, tout de rouge vêtu, avec une casquette de base-ball rouge à longue visière, qui avec sa bouche imitait une batterie entière en faisant claquer ses joues, sa langue, en aspirant et relâchant son souffle, l'expulsant par les narines et le rattrapant dans la gorge, et il supportait, lui, tout seul comme Atlas, de ses rythmes vociférés, en dansant et se trémoussant sur place, les superstructures vocales des autres. C'était inouï. Le jazz parlé. Et le poème était répété en une sorte de rhapsodie, presque de fugue, comme les paroles du leader étaient répétées et variées dans une ivresse électrisée. Enfin la parole dans sa puissance rageuse, créatrice, et à l'opposé absolu de la brutalité fade, de la décadence saccharinée commerciale de la culture kitsch blanche ambiante (il ouvrait grand les yeux et les oreilles, il s'empressait d'admirer, convaincu en bon jeune bourgeois cultivé que c'était tout de même une chance, d'être tombé sur ça!). Comme Barry avait raison! La voix exhibée comme un outil de plaisir, mais surtout, bien sûr, comme une arme d'intimidation, comme un marqueur territorial. Et créé par qui, ce grand art dynamique et nouveau et potentiellement léthal, cette réaction nucléaire vocale? Par les jeunes mâles noirs urbains, ces trublions, ces sacs à problèmes, ces fauteurs de merdier, ces inutilisables, ces incasables, ces inéducables sans cervelle à l'élocution impossible, ces inutiles-irresponsables, ces noeuds de libido distendus légèrement sous-humains... Evidemment!

Les types qui étaient descendus dans la station derrière Daniel et le musicien, qui les avaient engloutis et dépassés, avaient pris position sur le quai d'en face, et presque aussitôt se lancèrent dans un rap adverse, plus vociférant encore, sans accompagnateur de percussions buccales, et le tintamarre escaladait, au milieu duquel Daniel commença de distinguer, avec consternation, des quolibets racistes qui faisaient allusion à lui, fuck the white prick in the ass, scandé et distordu, bien que personne, parmi les rappeurs, sinon parmi la foule des voyageurs, ne le regardât tout droit. Le couple au bébé était de l'autre côté. Ils avaient redéplié la poussette. Au milieu de tout ce boucan, l'enfant dormait, dans sa grenouillère rose. Le haut-parleur de la station annonça l'incendie de voies, plus bas, entre la Quatre-vingt-seizième et la Cent-dixième rue, sans gêner le moins du monde cet embrasement verbal guerrier de part et d'autre des quais. Leur frénésie se haussa même d'un cran. Ils étaient intoxiqués par la confrontation, et par l'écho. Fuck the ass of for he has a lily white oh a lily o a lily white ass... Les deux groupes s'amusaient à s'inciter mutuellement au viol. C'était bien de lui qu'il s'agissait...

- Je crois que c'est pour moi, dit-il à l'homme à côté de lui, s'essayant à la nonchalance, mais la voix étranglée par la peur. Espérant faiblement que si l'autre lui parlait, s'il le reconnaissait, fraternellement pour ainsi dire, peut-être leur furie s'apaiserait-elle. Il s'efforça de sourire. Il remarqua que des gens commençaient de quitter les quais, pour se réfugier dans les couloirs.

- C'est dangereux, dit l'homme en se tournant vers lui. Vous avez raison d'avoir peur.

Il parlait calmement.

- Vous avez peur?

- Oui, moi, j'ai peur. Mais ne vous en faites pas... Il ne vous arrivera rien.

Il se baissa, il mit à terre son étui, posément il retira ses gants et fit sauter les ferrures; l'intérieur de velours violet révéla l'instrument.

- Vous aimez la trompette? demanda-t-il.

- Oh, oui, bien sûr!

Il la saisit, il l'emboucha, et y souffla un cri prolongé, extraordinaire, dont le crescendo éclata sous les voûtes et puis qui décrut en une tendre bribe de mélodie. Le groupe d'en face fut le premier à se troubler, à rire. Leurs voix se débandèrent, puis tentèrent un rassemblement. Le groupe de ce côté, très supérieur, tenta de couvrir et d'incorporer le cri. L'homme se lança dans une fanfare qui les bulldoza tous, qui défonça et fit voler en éclat leurs voix. Il s'interrompit et essuya sa bouche du revers de la main. Il dit:

- Restez près de moi!

Il se lança dans une longue improvisation, et l'homme-percussion s'évertuait, tourné alternativement vers lui et vers le groupe des rappeurs, presque jusqu'à l'apoplexie.

Puis le train d'en face arriva et vida le quai. Les rappeurs s'arrêtèrent. L'homme continua de jouer. C'était lui qu'on regardait maintenant. Le rap s'arrêta tout à fait. Les deux phares du train trouèrent l'obscurité du tunnel, le trompettiste termina dans un arpège rapide et descendant, et rangea l'instrument dans sa boîte.

- Merci, dit Daniel,

- Il n'y a pas de quoi, dit l'homme calmement, sans le regarder.

Il voulait dire autre chose. Continuer la conversation. L'autre n'y semblait pas tenir. Le wagon était bondé. Pour ne pas le perdre, il devait rester trop près de lui pour qu'il fût décent de lui parler. Pressé par la foule, l'homme avait pris la boîte dans ses bras et la serrait sur sa poitrine. De l'autre main, il se tenait à la main courante. Il tournait à Daniel son large dos. Il était nettement plus grand lui. Plus grand que n'importe qui, dans la voiture.

- Merci, dit Daniel dans son dos. Vous m'avez aidé à me sortir d'une mauvaise posture.

Il haussa les épaules modestement. Il fit un quart de tour pour fendre la foule et se glisser plus avant. Daniel se colla à lui.

- Vous jouez professionnellement, j'en suis bien sûr! dit-il.

Il tourna légèrement la tête et acquiesca.

- J'enseigne, dit-il. Je joue, aussi, évidemment...

A cause du feu de voie, annonça le haut-parleur, le prochain arrêt ne serait pas avant la Quatre-vingt-sixième.

- Cela fait loin pour moi, dit Daniel, pour dire n'importe quoi.

- J'en suis désolé pour vous, dit-il, avec une politesse un peu appuyée. Puis, sans doute pour être agréable: moi, je descends à la Soixante-sixième...

- Lincoln Center?

- Oui, dit-il, c'est mon quartier. Musicalement, si j'ose dire...

Il rit. Il pivota cette fois, lentement, délibérément, pour faire face à son interlocuteur.

- J'aimerais vous entendre. Où est-ce que je pourrais vous entendre?

Daniel posa la main sur la manche de l'imperméable noir. Il était plein de décision soudain. Il savait où il allait. Celui-là, il ne le laisserait pas sortir de sa vie. Il n'était plus intimidé. Il était une flêche et il sentait encore la vibration de la corde qu'il venait de quitter. Tout ce qui le préoccupait retombait à sa place, loin derrière lui, retrouvait ses justes proportions: son père, Loretta, Barry, la mesquinerie, la petitesse, l'injustice. L'homme fouillait la poche de son imperméable. Il lui tendit une carte, veloutée bleu nuit. Elle portait le nom d'un night-club d'un hôtel sur la Cinquième Avenue.

- Mardi et samedi, dit-il, après dix heures.

- Je m'appelle Daniel, dit-il. Je suis Français.

I am French. Cela sonnait comme une excuse. Mais l'autre n'y paraissait pas faire attention.

- Mon nom est Justus, dit-il.

- J'étudie ici, à l'Université Columbia.

Justus acquiesca, se détourna. Daniel était satisfait de s'être montré insistant. Il possédait l'essentiel, la carte, qu'il tenait au fond de la poche de sa parka. Il retira la main et ferma la fermeture à glissière de sa poche.

Ils ne se parlèrent plus.

- Voilà votre arrêt, dit l'homme.

Il le regarda droit dans les yeux, pour la première fois, il le saisit entièrement dans son regard, il l'envahit sans honte. Daniel soutint son regard.

- See you! dit-il légèrement, avec un signe de la main.

Justus répondit d'un signe plus léger encore. Comme Daniel s'éloignait, Justus gardait son regard fixé droit devant lui, comme s'il l'avait saisi, lui, Daniel, et le maintenait dans son champ de vision, immobilisé tout vibrant comme un papillon. Daniel, sur le quai, se retourna et il vit ce regard, ce qu'il signifiait, et sentit le coeur lui manquer: non, se dit-il, pas lui, pas ce type, mille fois non, jamais. Je suis bien trop petit, effrayé, faible, inconsistant, fragile...




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