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V.

Pluie. Linda allongée sur le canapé, dans la cave, son museau posé sur ses pattes de devant, jouissant de la chaleur qui se dégageait de la chaudière ronflante. De par les infimes ouvertures sur le pourtour de la fenêtre du soupirail lui parvenaient les odeurs du dehors, d'herbe mouillée, de feuilles qui se décomposaient, d'écureuil et de chat, il y avait certainement, tout près, accrochée dans le buisson, une touffe de poils d'écureuil, le chat du voisin avait trois fois traversé la cour et laissé son odeur et le chat de la maison n'avait pas quitté la maison de la journée, il dormait dans la bay-window sur le devant de la maison, du côté de la rue, elle sentait distinctement son odeur et entendait par intermittence son ronronnement. Mais surtout, elle sentait sa boîte, qui se trouvait juste au-dessus, à la cuisine. Sa boîte sentait très fort, l'odeur traversait le plancher, il l'avait visitée trois ou quatre fois aujourd'hui, elle serait sûrement vidée ce soir, sa boîte. Linda sentait aussi la terre détrempée, l'odeur de la pluie dans l'air, l'odeur d'hydrocarbure qui provenait du gravier où les voitures étaient garées et que la pluie emportait dans le sol, l'odeur des fientes d'oiseaux et des fientes d'écureuil, et l'urine des chiens d'alentours, et ainsi surveillait tout ce qui se passait à l'extérieur de la maison. Elle dressait l'oreille de temps en temps et vérifiait les rumeurs connues de la maison, le bruit de la chaudière qui se mettait en marche par intervalles et lui envoyait des bouffées d'air chaud, le murmure du réfrigérateur à l'étage au-dessus, et le faible chantonnement continu aigu, pour elle très audible, le bruit de fond du courant électrique. Elle étira ses pattes de derrière sur le bras du vieux canapé, son ami, son inépuisable raconteur d'histoires embaumées, qu'elle ne cessait d'étudier avec une perspicacité bienheureuse, et sa tête sur l'autre bras, le museau en l'air. Une voiture de temps en temps passait dans la rue, mais maintenant, une voiture, venant de très loin, enfilait les rues et se rapprochait comme si elle allait venir ici, la voiture ralentissait comme si elle avait l'intention de s'arrêter devant la maison. Ce n'était pas la camionette du facteur, qui s'arrêtait net. C'était la voiture de quelqu'un qui rentrait, car elle s'était engagée dans l'allée, mais Linda n'en reconnaissait pas le bruit. Linda sauta au bas du canapé, les sens en alerte. La voiture s'arrêta dans la cour, sur le gravier. Des portières claquèrent, mais différemment de celles dont elle avait l'habitude, elles claquaient comme les portières des inconnus qui arrêtaient leurs voitures dans la rue. Les poils de son dos et de sa queue se hérissèrent et ayant reconnu les bruits de voix et de pas sur le gravier, et une puissante odeur de chaussures mouillées, elle commença de placer un grondement préparatif au fond de sa gorge. Ils étaient en haut des marches, devant la porte de la cave, elle entendit que quelqu'un froissait des clés l'une contre l'autre, l'odeur des chaussures était forte comme un tonnerre et accompagnait une forte odeur d'homme, d'humain mâle, elle percevait clairement toutes les odeurs des sécrétions et excréments de son corps, ce n'était pas Jason, ce n'était pas un humain connu, mais il n'était pas inconnu non plus, il lui rappelait quelque chose de déplaisant, en fait ces chaussures, cette odeur s'étaient projetés vers elle deux ou trois fois dans une situation menaçante, sous forme de coups de pieds, cette odeur était restée imprimée pendant des jours et des jours dans le bois du porche, et accrochée dans les buissons le long de la rue. Il y avait une deuxième créature humaine, à la voix fluette et haute, qui avait une de ces odeurs extrèmement offensantes de fleurs, mais infiniment plus forte que les fleurs, et qui perçue de trop près vous brûlait les narines et vous faisait éternuer, une terrible odeur de cette sorte parfois inondait Loretta et l'éloignait étrangement, même si elle restait tout près. Toutes ces odeurs, elle en lut le message en moins d'une seconde, et puis comme elle sentit que les chaussures s'engageaient dans les marches, elle se planta devant la porte, ayant reconnu à sa pleine satisfaction qu'une intrusion étrangère était en cours, et elle hurla du fond de sa poitrine et laissa les vibrations profondes de sa voix se déployer et remplir tout son corps jusqu'au fond de ses entrailles, remplir entièrement son cerveau, remplir le monde de sa puissance, elle se sentait immense et puissante, son pouvoir s'étendait aussi loin que son bruit, la porte vibrait et les murs, et le sol de ciment, et le plafond de la cave, et même le verre du soupirail, et les réverbérations lui revenaient comme des messages de sa propre force, qui l'encourageaient et l'enivraient. Elle ne s'arrêtait de hurler que pour renifler sauvagement l'odeur des intrus sous la porte, en faisant, exprès, un bruit terrifiant d'air aspiré dans son nez, comme si elle se préparait déjà à les dévorer, la salive lui inondait la langue et elle fit claquer ses mâchoires, gaiement, pour la ravaler et annoncer qu'elle se préparait à mordre. Elle entendait leurs voix excitées de l'autre côté, pour sûr, ils n'en menaient pas large.

Pourtant, ils eurent l'audace d'introduire la clé dans la serrure, de la tourner. Alors, Linda se dressa de tout son corps et s'appuya de ses pattes de devant contre la porte et aboya de toutes ses forces contre le plafond qui résonna. Elle sentit l'odeur de la branche d'arbre mouillée avant que la porte ne s'ouvrit. La porte s'ouvrit et la branche, brandie par l'homme, s'abattit avec force sur son museau. L'homme cria, la hauteur de sa voix indiquant qu'il s'adressait à elle, qu'il désirait l'intimider de sa voix.

Elle sentit comme une explosion dans sa tête et laissa échapper un cri de douleur. L'homme avait une sorte de bec sombre menaçant à la place de la tête. L'une des chaussures odorantes lui envoya une forte bourrade dans les côtes et comme elle allait refermer sur elle ses mâchoires, le bâton lui frappa le museau une fois de plus, puis la chaussure de nouveau lui frappa les côtes et tout en même temps, le bâton atterrit sur sa tête, elle était étourdie, elle ne sentait plus rien car le sang lui coulait du nez, et elle l'étanchait, doux et délicieux, de la langue; elle se reculait, la chaussure et la branche continuaient de s'abattre sur elle, de moins en moins fort, comme elle ramenait sa queue et gémissait et se reculait vers les murs, l'autre créature, celle à l'odeur florale abominable, descendait à son tour les marches, elle était toute claire, elle avait des jambes claires, une tête claire, des cheveux clairs, elle aussi tenait un bâton, et à l'endroit de la poitrine elle avait plein de choses brillantes, comme des dents, ou des yeux, Linda avait le tournis, toute sa tête était dans un état de confusion, le sang grondait, le désarroi de ses émotions était extrème, jamais on ne lui avait fait mal ainsi, et une force extraordinairement puissante l'avait envahie de l'intérieur, qui l'empêchait de se défendre et de mordre. Elle gémissait de misère intérieure.

C'était à son canapé, à son paisible et intéressant ami qu'ils en voulait. Pendant que le mâle la battait, la créature claire, qui ne cessait de crier d'une voix stridente, avait soulevé avec son bâton brillant la couverture qui recouvrait le canapé et elle l'avait jetée à terre d'un mouvement furieux, créant un nuage de poussière, et elle examinait le canapé et le frappait de son bâton, avec des exclamations de colère grandissantes. L'homme, rassuré de voir Linda blottie piteusement contre le mur, alla vers la créature claire qui ne cessait de crier et lui prit le bras et paraissait lui enjoindre de sortir, ils ressortirent et gravirent les marches, toujours très agités, ils retournèrent à la voiture, la porte était ouverte, Linda avait le devoir de les poursuivre, maintenant; elle se jeta en avant en hurlant, il n'y avait plus que cette nécessité, de les poursuivre, elle franchit la porte, dehors, elle avait bien plus d'espace pour échapper à la branche brandie par l'homme, elle avait plus d'air aussi, son entrain lui revint, la créature claire grimpa avec effort dans le véhicule, l'homme poursuivi Linda, elle lui échappa aisément, l'homme était très lent, même dans sa férocité et sa décision il était incroyablement lent, comme tous les humains, sur ses deux jambes, il semblait flotter dans l'air, toucher terre et rebondir comme un ballon, puis il monta dans le véhicule à son tour, et il fit marche arrière, il roula dans l'allée, elle courut autour du véhicule en hurlant, elle était parvenue à les chasser, oh joie! Elle courut derrière eux dans la rue, respirant à pleins poumons, puis elle s'arrêta au coin, tout net: il y avait là un arbre paré d'odeurs magnifiques, parmi elles, la sienne, elle lui dédia toute l'attention de son museau meurtri, elle était libre, sans laisse... elle pouvait courir comme elle voulait, elle s'envola dans la rue...

A quatre heures de l'après-midi un jours de semaine, Rory McCreary se trouvait chez lui, dans l'appartement de la Quatre-vingt-douzième rue. Mais il ne répondait pas au téléphone. Il laissait le répondeur prendre les messages. Sa présence chez lui, à cette heure, était embarrassante et il ne voulait pas avoir à l'expliquer. Rory McCreary, au fin fond de sa dépression, se droguait, et il n'était pas sûr lui-même s'il atteignait ainsi au bout de sa déchéance mentale et physique ou si, au contraire, ses forces vives, passant outre l'analyste, n'avaient point dévisé ce moyen comme une thérapie de son âme en dissolution. Sa drogue n'était point chimique, mais électronique, et il en requérait une dose journalière fabuleuse. A quatre heures de l'après-midi, il finissait de regarder Guiding Light qui venait juste après As the World Turns, les feuilletons d'après-midi de la chaîne CBS, qui étaient précédés par The Bold and the Beautiful, et The Young and the Restless, un régime de trois heures et demie par jour de feuilletons destinés aux ménagères, les chômeuses, les malades, les citoyennes du troisième âge. Lorsqu'ils lui manquaient, les samedis et les dimanches, il sombrait dans l'apathie, d'inquiétants soupirs lui échappaient, il était incapable parfois de suivre une conversation. En cas d'overdose, lorsqu'il attrapait quelques rediffusions en plus des livraisons journalières, Joyce le retrouvait, en rentrant, dans un état d'abrutissement et de grande fatigue nerveuse. Il tremblait, parfois de tout son corps, il fallait lui donner des tranquillisants, il voyait des taches de lumières, il avait la migraine, il se plaignait en lui-même, amèrement, du temps perdu. Le matin, il anticipait ce qu'il allait voir dans l'après-midi.

Il avait finalement avoué sa dépendance à l'analyste, avec des trépignements de rage, et qu'il passait parfois la matinée, voire le reste de la veille, et la nuit, à les anticiper dans sa tête, il ne pouvait pas penser à autre chose; et que les hommes qu'on y voyait occupaient le foyer de son obsession.

On les leur en foutait à pleines brassées, aux téléspectatrices, tous pareils, d'ailleurs on pouvait passer d'un feuilleton à l'autre sans s'en apercevoir tellement ils étaient pareils, et torse nu à tout bout de champ, beaux, hygiéniques, merveilleusement insipides, avec des yeux bleus, tous, et des dentitions splendides, et tous du même âge, des adolescents aux sexagénaires, il n'y avait que la couleur des cheveux qui changeât, et tous gourmés, raides, distants, comble du pouvoir fascinant, petits garçons maussades qui refusaient de jouer, tous bien évidemment pas du tout intéressés aux femmes, le regard fuyant d'ennui et l'expression molle-méprisante suspendue sur leurs belles mâchoires carrées, il devait y avoir une fameuse bande de pédés à l'oeuvre dans le casting de ces feuilletons, se disait Rory, une entreprise d'écrémage industriel, et ces idéaux d'hommes parlaient encore moins qu'ils ne jouaient, et c'était pour dire d'une voix neutre l'une ou l'autre d'une série de répliques attendues: "Nous nous reverrons, j'en suis sûr, Kimberly!" "Je viens d'un foyer brisé!" "Comment as-tu pu croire que j'ai violé Tracy-Lee?" "Je sais que je suis dysfonctionnel!" "Tout ce que je demande, c'est une autre chance!" Pendant trois heure et demie, Rory McCreary les regardait, ces hommes, et le quart du temps il se caressait, il avait atteint des records d'érections longues et d'éjaculations fréquentes qui dépassaient ceux de son adolescence, où il avait eu moins de loisir et subi infiniment plus de contraintes. Il y avait bien des femmes, aussi, bien sûr, dans ces épopées, et toutes jolies et jeunes à n'importe quel âge, bien nippées,toutes ressemblaient aux plus pulpeuses barmaids qu'on peut trouver dans les villes moyennes de l'Arkansas ou du Tennessee, et malheureusement, elles parlaient comme elles, avec des accents qui vous écorchaient les oreilles, elles devaient être écrémées, elles, pour leur parler vulgaire, et de plus elles parlaient beaucoup, les scénaristes les chargeaient de tout le verbiage (les téléspectatrices n'ayant pas l'habitude d'écouter les hommes, sans doute), mais il ne s'excitait pas sur elles car elles touchaient aux zones mortes de son cerveau, à son cimetière mental, et vraiment il n'aimait pas les femmes vulgaires, sa femme, Joyce, était une reine devant ces filles, quelle fierté en creux il en éprouvait.

Il ne pensait plus du tout à Brenda, la secrétaire. Mais son "cimetière" s'était étendu à mesure que sa liaison avec Brenda, l'origine apparente du désastre, récédait dans sa mémoire. Cela devenait comme le Sahel, cette histoire! Deux ou trois fois, il avait appelé d'une cabine un numéro de téléphone rose pour découvrir que, même désincarné, le sexe féminin n'avait plus d'empire sur lui. L'analyste et son traitement y avaient-il contribué? Avait-on réussi à le châtrer peut-être? Mais non, mais non! Devant son téléviseur, il se faisait plaisir, comme il l'avait avoué au bon docteur, décidément perplexe. Il le leur mettait, à ces types insipides, il lui semblait qu'ils ne demandaient que ça, et même qu'ils le lui demandaient à lui, en particulier, n'est-ce pas, il se les envoyait ni vu ni connu, pendant qu'ils tournaient mollement autour de ces jolis moulins à paroles et à ressentiments, savait-on combien de téléspectatrices rêvaient en choeur avec lui? C'était le signe, selon l'analyste, qu'il avait renoncé à sa masculinité... Son âme féminine avait rejoint la masse rêveuse de ses soeurs... L'analyste, contre toute attente, après de longues séances de réflexions silencieuse, l'en félicita. D'ailleurs, depuis qu'il se branlait, il perdait du poids.

Il les évoquait même, ses amants électroniques, dans le petit cabinet séparé du Dr. Maslow, quand il lui fallait livrer son sperme pour les inséminations. Curieusement, alors que le mot divorce lui était apparu, écrit au mur en lettres de feu, lorsqu'il avait été informé de son licenciement, Joyce avait soudain décidé, malgré leur revenu diminué et leur situation matérielle brusquement précaire, qu'il devait devenir père, et elle s'était déclarée prête à livrer leurs corps à toutes les violences scientifiques nécessaires. Juste au moment où il s'était cru rejeté pour de bon! Cela l'avait touché, honnêtement! C'était d'ailleurs surtout elle qui souffrait, la pauvre Chérie: traitements hormonaux, ovulations multiples, jambes enflées, élancements dans les seins, migraines, murmures dans la tête, douleurs lombaires, constipation, fatigue aveuglante: elle les prenait très mal, ses cycles artificiels. Une torture. Mais plus il se détachait du sexe, des émotions, des êtres, plus il était mort, en somme, plus elle l'acceptait, et croissaient son indulgence et sa loyauté.

Il était maintenant entièrement dépendant de Joyce. Une circonstance que le Dr. Spielvogel ne cessait de considérer durant leurs rencontres: il était encore plus obsédé par sa situation professionnelle que lui, Rory, au point qu'il avait même cessé de mentionner ses parents. Deux chèques étaient parvenus au psychanalyste portant la signature de Joyce, un évènement dont la discussion avait déjà consumé le plus clair de quatre séances. Onze personnes avaient été mises à la porte de son étude en même temps que lui, quelques centaines de milliers de gens dans cette ville se trouvaient dans son cas, la banque, l'architecture, la presse, l'immobilier étaient des domaines sinistrés, mais Spielvogel s'obstinait à ne voir que sa responsabilité, à lui, dans cette situation: il l'avait fabriquée, à l'en croire, il avait orchestré tout seul cette récession, à cause de son désir inconscient d'être dépendant de sa femme... d'être une femme lui-même, d'une sorte que sa femme refusait d'être, selon lui, Spielvogel, un désir qui allait de pair avec son obésité, et qui faisait qu'il tendait de toutes ses forces à devenir une masse inerte, inutile, immobile, passive, irresponsable et exigeante... Quelqu'un qui ne pouvait pas payer ses propres factures... Même les soixante-sept curriculum vitae qu'il avait répandus en vain d'un bout à l'autre de New York, et jusqu'à Boston et Philadelphie, depuis le début de son chômage, ne lui étaient pas imputés par Spielvogel comme une preuve de bonne volonté, au contraire, leur échec le confirmait, etc...

Le téléphone sonna et le message commença de s'inscrire sur le répondeur; il l'entendit dans le haut-parleur. C'était la voix rauque et fêlée, désagréablement forte de Mrs Lovatt, et si incertaine qu'elle semblait émise au bord de l'agonie. Il souleva le récepteur:

- Hi, Granny, je viens juste de rentrer chez moi... Qu'est-ce qui se passe?

- Joyce! Joyce!

- C'est moi, Rory!

Elle ne pouvait pas parler. Il entendit la voix bien décidée, hautement excitée, de Barry, expliquant qu'ils venaient d'être attaqués par un chien, sa grand'mère et lui, dans la maison de Jason. Le chien appartenait à la locataire et se trouvait là en contravention du contrat de location. Mme Lovatt se plaignait également de ce que le chien ait détruit un canapé qui lui appartenait. Il voulait poursuivre en justice la propriétaire du chien.

Le sang ne fit qu'un tour. Evaporés les Apollon. Il se retrouva soudain jubilant. Quel remède à son ennui! Il s'entreprit de calmer Barry et lui recommanda d'emmener Mrs Lovatt de ce pas au service des urgences de l'hôpital le plus proche. Qu'importe que le chien ne l'ait pas touchée, une frayeur semblable pouvait la tuer! Il appela l'agent immobilier qui s'occupait de la maison de Forest Street. Il la connaissait. Lee Ransom. Il avait eu affaire à elle lorsque Mrs Lovatt l'avait chargé de trouver des locataires pour la maison.

Pendant qu'il lui exposait l'incident, il entendait distinctement les ruptures de rythme dans la respiration de Mrs Ransom.

- Il semble que vous ayez accepté, en rupture du contrat de location, la présence d'un chien sur les lieux du 37, Forest Street, Mrs Ransom...

C'était, dit Mrs Ransom d'une voix stridulée, avec l'accord des propriétaires, Mrs Lovatt et Jason, et d'ailleurs en dépit de ses propres réserves et avertissements.

- Vous voulez dire que Mrs Lovatt a personnellement donné son accord en ce qui concerne ce chien?

Longues explications laminées par cette gorge anxieuse. Mrs Theodorakatos (trois fois elle fourcha sur le nom) n'avait pas caché un instant qu'elle cherchait à louer une maison où elle pourrait vivre avec son chien, ç'avait même été son problème majeur, elle aurait pu louer n'importe où. Elle n'aurait jamais loué sans l'autorisation de Mr Lovatt. L'appartement était resté vide pendant plus de cinq mois, elle se permettait de la rappeler, Mrs Lovatt et Jason perdaient de l'argent, ils étaient tous les deux très désireux de louer, la maison de plus n'était pas compétitive sur le marché, une seule salle de bains, à l'étage, et puis l'absence de garage, la cuisine avait plus de dix ans, elle doutait, Lee Ransom, qu'il se fût trouvé un autre locataire pour cette maison qui eût offert les garanties de Mrs Theodorakatos...

Mais Jason, répliqua l'autre exultant, n'avait aucune autorité pour changer les termes du contrat de location en ce qui concerne le chien, vous auriez du obtenir une autorisation écrite de la propriétaire. D'ailleurs, cela n'empêcherait nullement Mrs Lovatt d'être en droit de porter plainte pour avoir été attaquée. Ou pour voir son bien endommagé.

Il s'amusait bien! Il n'était pas trop sûr s'il poursuivrait Mrs Theodorakatos en justice - à moins que Mrs Lovatt ne fût amochée de quelque manière. En ce cas, l'on pourrait peut-être poursuivre l'agence immobilière... Long, coûteux, mais ah! Quel sport! Oui, il faudrait le faire, pour la beauté du sport...! Mais la pauvre gonze était tout de même la maîtresse de Jason. Il fallait respecter. On n'était pas des chiens... A moins que la grand'mère ne soit amochée, il se limiterait à une petite punition innocente. Il fallait bien faire quelque chose, après tout! L'on ne pouvait pas prétendre qu'il ne s'était rien passé...

Elle en était terriblement, sincèrement désolée, Mrs Ransom. Elle partageait son inquiétude.

- Mrs Ransom, il faut que vous écriviez dans les plus brefs délais une lettre enregistrée à Mrs Theodorakatos l'informant des faits et lui signifiant que la présence de son chien est en contravention de son contrat de location, et lui enjoignant de se séparer de son chien dans un délai de quarante-huit-heures à défaut de quoi, elle se verra obligée de quitter les lieux selon les termes du contrat, que vous connaissez mieux que moi, Lee...

Si la locataire coopère, il nous sera peut-être possible de nous en tenir là...

- C'est bien, Monsieur, dit Mrs Ransom, avec une fermeté et un calme inattendus, rassemblés pendant que Rory lui donnait ses instructions. Elle avait compris qu'il s'agissait pour Rory et Mrs Lovatt, et peut-être pour Jason lui-même, de se défaire de la locataire, Dieu sait pourquoi, ce n'était pas ses oignons, et que l'affaire elle-même n'était qu'un prétexte sans doute, et probablement trop inconsistante pour donner lieu à un procès, mais savait-on jamais, en tout cas, c'était assez pour lui créer des ennuis à n'en plus finir: certainement, elle n'avait cure du sort de Mrs Theodorakatos. Je vais écrire cette lettre à l'instant, dit-elle. Je tâcherai de la faire partir ce soir...

Rory, pour lui faire plaisir, recommanda de commencer les recherches pour un nouveau locataire dès samedi, au cas où Mrs Theodorakatos ne se séparerait pas du chien.

- Bien entendu, je n'y manquerai pas, merci, Mr. McCreary...

- Appelez-moi Rory... Nous garderons le contact... Merci pour votre diligence...

- Permettez-moi de vous dire, Rory, que j'avais mis en garde la locataire et Jason de toutes les manières... J'ai dix-sept ans d'expérience... Je sais que ces histoires ne finissent jamais, jamais bien...

- C'est vrai... vous avez tout à fait raison, on fait un contrat ou en fait pas... C'est la bonne attitude... Je suis désolé de vous donner tout ce mal, Lee... Lee, je pense que, si Mrs Theodorakatos quitte l'appartement, nous devrions peut-être refaire les peintures, qu'en pensez-vous?

- J'allais vous le recommander!

- Et peut-être installer une nouvelle cuisine?

- C'est une excellente idée, Rory... Je suis sûre que nous pourrons trouver quelque famille asiatique... Qu'en pensez-vous???

- Asiatique... mais je vous en prie! De préférence! Allez-y, Lee!

Remerciements et re-remerciements. Elle était tellement heureuse, cette conne, parce qu'il ne lui avait pas retiré le boulot, pour la maison. Oh, elle marcherait! On allait bien rire, dans les jours à venir.

Joyce approuva Rory entièrement. Elle s'indigna de l'irresponsabilité de Jason, de la négligence de Loretta... Elle débordait de commisération et de souci pour sa grand-mère attaquée... Les efforts de Rory la touchèrent, et aussi, la gaîté satisfaite et légère qu'il montrait à s'occuper de cette affaire, son souci et sa bonne volonté... Au retour du bureau, elle l'avait trouvé bouillant d'impatience, sifflotant, préparant un taboulé à la cuisine. On pouvait donc s'en remettre à lui, pour les affaires sérieuses? L'avait-elle mal jugé jusque là? Elle avait toujours pensé qu'il se fichait bien de sa belle-famille. Ou bien, était-ce un signe du succès de la thérapie du Dr Spielvogel? La bonté, la responsabilité, la maturité, émergeaient soudain de sous le glacis de sa névrose... Surtout, en partant en guerre en sous-main contre les attachements déraisonnables de son père, car c'était bien de cela qu'il s'agissait, il semblait reconnaître implicitement ses propres errements. Ils riaient tous les deux en mangeant debout devant le comptoir de la cuisine. Il la poussait avidement dans le cou avec son front, avec son menton. Elle lui dit: Arrête! en couinant joyeusement. Il la chassa d'un bout à l'autre du comptoir en lui flattant les fesses. Il la pria pour faire l'amour, c'était la première fois depuis longtemps. Oubliée, vaincue, Brenda! Elle était émue de le voir ainsi stimulé, de retrouver en lui cette énergie espiègle, si longtemps éteinte. Elle avait envie de s'amuser, aussi. Enfin! Il commença de la déshabiller à la cuisine. Il la trouva lisse et jeune, maigre sans doute, mais quelle souplesse dans ses membres, quelle fermeté dans ses petits muscles! Tout son corps était dur, sauf les seins... des bourses pendantes, mais ce n'était pas laid, inégales, le gauche un peu plus allongé, les pointes claires et presque invisibles... Ses seins endoloris par le Pergonal, mais aussi, plus sensibles qu'ils n'avaient jamais été... Quelque chose, depuis un an, l'avait aveuglé, abruti... Quelque horrible chose lui était arrivée... Il était amusant de courir après elle, l'ensemble Chanel en désarroi. Ils avaient fait cela au commencement, quand ils étaient étudiants, mais alors, bien sûr, elle ne portait pas de Chanel. Elle se laissa jeter sur le lit. Il la sentait, menue sous lui, et remuante, et lui, était une force qui la dominait délicieusement, car il n'éprouvait plus, soudain, ses deux cent quarante livres comme un poids, un bagage, un embarrassement, mais comme une bonne force tendre qui la maintenait clouée sur le lit et qui l'enveloppait... Elle lui soufflait au visage comme un vent chaud. Elle gémissait. Des coutures craquèrent. Ils rirent encore plus fort. Il se dépêtra de ses vêtements sans, pour une fois, perdre son érection, car elle resta étendue pendant ce temps, ses grandes jambes nues déjetées, sa blouse encore à demi prise dans sa jupe, et elle haletait joyeusement en le regardant. Il ne la connaissait pas. Elle était l'élégante épouse d'un fameux milliardaire dont il venait de faire la connaissance dans l'avion, ceci était une suite du Hilton de l'aéroport de Chicago, ils s'étaient simplement regardés, elle se mourait de lui, il était fou d'elle. Elle lui dit soudain:

- Non, arrêtons-nous là! C'est trop dangereux!

- Pourquoi?

- Tu risques de me faire ovuler naturellement... Alors tout le cycle sera perdu...

Mon Dieu, c'était vrai, il avait oublié! Ils n'étaient pas sensés faire l'amour quand elle était sous Pergonal... Ils ne devaient pas faire l'amour de peur qu'elle ne manque à devenir enceinte... Cinq mille dollars la tentative...

- C'est une question de quelques jours... Alors nous pourrons...

- Oui, dit-il, tu as bien fait de me le rappeler...

- J'en suis désolée, Rory...

- Oui, mais c'est pour la bonne cause...

- J'aurais bien aimé, moi aussi, tu sais, Rory...

- N'y pensons plus!

- C'est vraiment dommage!

- Ce n'est que partie remise, tu verras...




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