previous.gif     next.gif    

IV.

Régulièrement, cinq, six fois chaque nuit, au début, il était réveillé par le déclenchement d'une sirène anti-vol. La pire des nuisances. Il aurait du y penser, avant de louer. De tous les occupants de l'appartement, c'était lui le plus exposé. C'était le prix à payer pour le privilège d'habiter cette grande chambre inondée de lumière pendant des heures. Les chambres de Shasta et des deux jeunes femmes, qui étaient revenues, donnaient sur une cour intérieure, vaste mais noire, étouffante, et qui sentait la suie et le ciment humide, à cause des quinze étages qui la fermaient de chaque côté.

Il lui suffisait de se lever et d'écarter les lamelles du store pour les épier, à toute heure de la nuit, les déclencheurs de sirènes. Des ombres, souvent de femmes, longues jambes allongées de haut-talons, qui s'approchaient avec des reptations silencieuses des voitures en stationnement et se penchaient pour regarder à l'intérieur. Parfois, il suffisait qu'elles touchent la portière pour faire partir le hurlement. Le hurlement ne les gênait pas, ni les phares qui clignotaient, elles avaient l'habitude et continuaient leur besogne, imperturbables.

Parfois, on notait qu'une voiture n'avait pas bougé pendant plusieurs jours. Alors, le processus de déglutition commençait, lentement d'abord, puis en s'accélérant: les plaques minéralogiques étaient dévissées, puis les roues, les essuie-glaces, le coffre était forcé pour accéder à la boîte à outils, au pneu de rechange, puis c'était au tour du capot, le moteur partait pièce à pièce, et les pare-chocs, les enjoliveurs. Une sorte de processus spontané de nettoyage urbain. Au bout de deux ou trois jours, il ne restait qu'une carcasse dans laquelle quelqu'un dormait, et qui finissait, au bout d'une semaine, par être enlevée. C'était le stage atteint par une Buick brune garée en face, sur ses axes de roues, devant la petite épicerie porto-ricaine.

Puis il y avait les autres ombres, celles qu'il attendait comme des amantes, qu'il aimait et caressait dans son esprit, et qu'il guettait derrière le store. C'était à l'aube qu'elle venaient, celles-là, bien qu'on put les voir le soir aussi, mais elles étaient aussi régulières et certaines que les chats, à l'aube, quand on regardait par la fenêtre, à la maison, chassant sur la pelouse. Pour elles, il ne l'aurait avoué à personne, et d'ailleurs personne ne s'y serait intéressé, il éprouvait alors l'émotion la plus sincère qu'il ressentît pour quoi que ce fût de vivant sur ce continent. Sa vie sentimentale était à ce point déserte, alors. C'était son secret matinal, cet amour des ombres. Il ne savait même pas si c'était un vice, c'était sûrement de la pitié, de la compassion, sentiments douteux. "Politiquement inacceptables." Elles venaient juste sous ses fenêtres, ses ombres chéries, (et alors il bénissait l'endroit choisi!) juste après que les derniers déclencheurs d'alarmes, les derniers prostitués solitaires fussent retournés dans la nuit, elles apparaissaient, infiniment lentes, elles rôdaient autour des grands sacs de plastique noirs qui contenaient les ordures et que les concierges sortaient vers quatre heures, elles en palpaient expertement l'extérieur, comme des agents qui chercheraient une arme sur quelqu'un qu'ils viennent d'arrêter, puis délicatement, elles déliaient les noeuds, elles fouillaient en prenant tout leur temps; les objets les plus désirables étaient les livres, les partitions musicales, les vieux magazines. Elles triaient les bouteilles, les boîtes de conserve, les boîtes à bière qu'elles iraient revendre à d'Agostino, l'épicier sur Broadway. Les ombres recyclantes. Elles secouaient les vêtements, les jugeaient, les pliaient, les mettaient soigneusement de côté, ou bien elles les replaçaient. Quelqu'uns étaient jeunes. La plupart avait cinquante, soixante ans et plus. D'aucuns étaient hispaniques. D'aucuns portaient des gants. La plupart étaient noirs, d'aucuns étaient des femmes. Il faisait froid à cette heure matinale et il voyait la buée blanche s'échapper de leur bouche. Il les entendait presque respirer; parler, jamais. Ils ne se parlaient pas. L'homme au regard traqué qui portait un bonnet de bombardier, doublé de mouton, l'homme à la fine barbe éthiopienne qui poussait un chariot de super-marché, l'homme à la barbe d'argent qui ressemblait à un gueux d'opéra, un roi déguisé. Le petit homme au regard toujours baissé, dont les baskets étaient bourrés de papier journal.

Quand ils trouvaient une nourriture possible, ils l'extrayaient avec des soins infinis, respectueux, sensuels, et ils la flairaient. Puis ils refermaient les sacs, comme ils auraient rhabillé une maîtresse. Tout cela avec la discrétion gracieuse, légère, quasiment humoristique, la patience illimitée de la misère absolue. Ils faisaient partie du monde souterrain, comme le jeune roi du métro. Ces gestes lents, gracieux et doux n'étaient pas les gestes de la culture dominante, ce n'était pas les gestes de New York, ou même de l'Europe. Ils lui ramenaient en mémoire Istamboul: un cuisinier du Bazar roulant des boulettes de viande entre ses paumes. Les gestes familiers et tendres de Younous courant le long de son bras lorsqu'il lui parlait, pour suppléer aux déficiences du langage. Pour esquisser ces gestes là, se disait Daniel, il fallait d'abord arrêter une certaine impétuosité grossière, un désir de posséder et de soumettre. Il fallait accéder à une distance spirituelle par rapport à la matière. Renoncer à la domination. Et c'était un autre aspect de la violence et de la dégradation et de l'inhumanité de cette cité qu'ils ne trouvassent à s'exercer, ces gestes, se disait-il, que sous la forme de caresses solliciteuses sur les panses des sacs d'ordures.

Il s'asseyait sur le lavabo pour se laver le cul. L'eau froide seule pouvait nettoyer l'anus comme il fallait, tout ce que cette civilisation avait de vicieux apparaissait dans le choix absurde qu'elle faisait d'abattre des forêts pour produire du papier hygiénique au lieu de faire couler un petit jet d'eau dans les w.c. Daniel s'étonnait de ce que les Américains ignorassent les bidets avec obstination: ils les trouvaient même obscènes, ils nous tournent en dérision, nous Français, à cause de nos bidets, ces barbares! Son beau-frère Rory, lorsqu'il était venu en visite à Thonon, s'était laissé aller à des plaisanteries tout à fait déplacées. Des bidets, en Amérique, il en avait vus chez Dola, ou dans l'un ou l'autre des appartements de son père, qui les y faisait installer, ces instruments de décadence. Dans l'appartement de Duke Ellington Boulevard, il y avait trois salles de bains anciennes, du modèle commun à New York, dont la tuyauterie faisait des bruits de locomotives anciennes, et qui semblaient conçues de telle manière qu'on ne puisse pas se laver proprement le derrière, même les douches étaient fixées au mur. Miettes de merde et de papier hygiénique, bains chauds, hémorrhoïdes, grande misère sentimentale sanguinolente huilée vaseline, petits lits accueillants pour le délicieux rétrovirus oursin apocalyptique de nos coeurs, j'attends la preuve du contraire.

A la cuisine, l'une des filles faisait du café. C'était Bess, en chemise noire, une grande brune carrée, musclée, au teint cuivré, à l'allure d'indienne, qui venait d'Ohio. Le café embaumait. Ses aisselles aussi. Elle avait au saut de lit une odeur douce et chaude de fourrure. Elle était toujours la première levée. Elle était assise sur le rebord du buffet, mangeant un toast au miel.

- A partir de ce matin, dans l'état du New-Jersey, il est interdit de servir des oeufs baveux!

- Pour cause de salmonellose?

- Oui. Frits, en omelette, à la coque, n'importe comment, on nous recommande de cuire les oeufs à mort... On annonce des descentes de police dans les restau pour vérifier que les oeufs sont cuits comme il faut...

- Mais, et les liaisons à l'oeuf... comment fera-t-on?

- Liaisons?

Caroll, l'amie de Bess, s'était levée à son tour, une blonde sèche et longue, qui avait de très belles jambes. Elle portait une nuisette très courte et des mocassins en peau de mouton retournée. Elle écoutait de sous la porte. Elles le scrutèrent toutes les deux avec étonnement, comme il parlait de liaisons. Raffinement dont ces deux jeunes Américaines n'avaient pas la moindre notion. Attention quasi-anthropologique de leur part. Caroll se versa une tasse de café noir et s'appuya contre l'évier.

- ça m'a l'air dangereux, dit Caroll.

Enfant, dit-il, il adorait gober les oeufs. D'ailleurs, cela lui arrivait encore. Elles se recrièrent. On les avait mises en garde depuis toujours! C'était comme de manger des champignons!

- De toutes façons, dit Carroll, il y a assez de choses à manger, pourquoi vouloir insister sur des oeufs crus...

- D'ailleurs, pour ce qui est de la salmonellose, nous l'attraperons peut-être de Zéphyr.

Zéphyr était le gecko de Shasta qui résidait dans l'appartement, caché pendant le jour, et dont la fonction était de bouffer les épouvantables cafards bruns dont les milliards grouillants habitent les murs de New York. Il chassait la nuit, faisant un bruit d'enfer. Il se les craquait, les cafards, avec un bruit de mandibules retentissant, comme s'ils étaient armés de métal, comme s'il écrasait des capsules de bière. La rumeur s'était répandue que les geckos, qui faisaient rage en tant qu'animaux domestiques, étaient porteurs de salmonellose.

La sonnerie du téléphone interrompit cette petite conférence matinale. C'était Nikki et Enzo au bout du fil, dans tous leurs états. C'était à propos d'un Turc. Il était venu à la maison. Hier midi, il avait sonné à la grille, à Thonon. Un gosse avec un baluchon, qui n'avait pas dormi dans un lit, ne s'était pas lavé depuis des jours. Il tenait une photo de lui sur le dos de laquelle l'adresse était écrite. "De ta main, Daniel!" Surprise, explications. Comme si on pouvait expliquer ces choses. Qu'est-ce qui l'avait fait venir? Opportunités économiques, affection, force du rêve? L'avait-il invité sans le savoir? Ils l'avaient installé en hâte dans la chambre de Daniel. Alors, il était tombé à genoux, de gratitude il avait baisé les mains d'Enzo. Une des cuisinières de la clinique se trouvait être turque. On l'avait fait venir à la maison discrètement, afin de servir d'interprète, car le gosse évidemment ne parlait pas un mot de langue étrangère, enfin, quelques baragouinements d'allemand. Il avait des cousins à Ulm, en Bavière. Il était sensé être allé là. Il avait choisi la France. Il avait voyagé dans la remorque d'un camion, avec cinq types, dans des caisses. Enfin, il s'était bien débrouillé... Très déçu, évidemment, lorsqu'il apprit que Daniel était en Amérique. Il s'était mis à pleurer, comme ça...! Bon sang, c'était un enfant!

- J'aurais du lui envoyer une carte postale! Je n'y ai pas pensé... Je ne pouvais pas imaginer...

Le fait est: il lui avait menti. Il lui avait dit qu'il reviendrait en été. Il n'était pas absolument sûr de mentir, alors. Après tout, il n'était pas sûr d'être accepté à Columbia. Il y avait une intonation évidente de reproche dans le voix d'Enzo. Ils le gardaient à la maison, ils lui avaient donné des vêtements. Il s'était mis aussitôt à râtisser les feuilles dans le jardin, il travaillait comme un fou. Et dans le brouillard, encore. Tout cette étrange épisode, à commencer par son arrivée, s'était déroulée dans un de ces grands brouillards mouillés enveloppants du Lac Léman... Il était abasourdi, le gosse, qu'ils le fissent manger à leur table. Mais il n'avait pas perdu le nord pour autant, il avait demandé à appeler Ulm, et Istamboul. Très disert au téléphone, où il avait du raconter son odyssée en détail.

Alors, on passa le récepteur à Younous.

Il l'entendait respirer, très fort. La respiration de Younous remontait vers le satellite géostationnaire et puis en une fraction de seconde redescendait, pour frémir voluptueusement dans le creux de son oreille. Il entendait presque battre son sang. Son souffle évoquait la proximité de son visage: long, en triangle isocèle, couronné de boucles lustrées, avec ces yeux d'un bleu laiteux, étonnants.

- Allo...! dit Younous.

Et que cette voix était étrangère... Il ne se souvenait pas qu'il ne s'étaient presque pas parlé... Que dire? Il y avait des mots que tout le monde comprenait.

- Welcome en France!

- Mersi! dit Younous.

Ce mersi! Comme il s'en souvenait, maintenant... Et ce pardon dans les bouches turques.

Rire de Younous. Un rire d'enfant, non, beaucoup plus troublant, un rire d'adolescente.

Alors Daniel répéta son nom: Younous, Younous, Younous, trois fois de suite, sur une ligne mélodique descendante, d'un ton de dire: Quelle idée tu as eue! Qu'allons nous faire?

Il rit. Non, il sanglote. Daniel ne sait plus que dire. C'est son propre sang qui bat maintenant dans ses tempes et au fond de ses oreilles, comme un tambour. Il est embarrassé. Il est plus que ça. Il est fou. Pas de désir. De tendresse, d'une brûlante envie de tendresse démonstrative. Il voudrait l'embrasser pour le rassurer. Il voudrait lui tenir la nuque en parlant, devant tout le monde. Nikki revient au téléphone. Bien sûr, dit-il, il est bien d'accord pour qu'on le loge dans sa chambre, qu'on lui donne ses vêtements, tout ce qu'on voudra.

Daniel rapporta l'affaire aux trois jeunes femmes qui flânaient en chemise dans la cuisine. Manquant de romantisme, elles le regardaient ahuries. Il avait réussit à les rendre fort inquiètes. Car elles appartenaient, ses chères amies bourgeoises américaines, à une société où l'intrusion de la pauvreté représentait une menace immédiate, un danger bien réel, dont il fallait avoir conscience à chaque instant. La réception faite à Younous par le powerhouse parut les indisposer encore davantage: leurs expressions alarmées indiquaient qu'elles s'attendaient à une issue catastrophique. Que ses parents eussent offert sa propre chambre à Younous les laissa pantoises.

- Mais... il va rester chez vous?

- Provisoirement...

- Mais comment pouvez-vous être aussi sûrs de lui? demanda Bess, choquée, presque en colère.

- Toi même, tu ne sais pas grand chose de lui... Tu ne l'as connu que deux ou trois jours, tu l'as dit toi-même? dit Caroll.

- Oui, mais comme nous nous connaissons bien...

Petit silence entendu. Elles approuvaient, par acquis de conscience, sous l'effet de la pression idéologique ambiante. Il y avait même, entre elles, une petite exultation cachée, du fait de découvrir sa vérité sexuelle. Mais ces plongées sociales, elles les condamnaient en bloc, sans appel, et ce refus était lui-même tabou, jamais un mot ne serait dit à ce sujet. Du moment qu'il était entendu, bien sûr, qu'il n'introduirait personne de ce genre chez elles.

- Que peux-tu savoir de lui? Tu ne parles même pas sa langue? dit Shasta.

Il lui apparut que pour elles, chères amies bourgeoises américaines, Younous représentait le danger absolu: mâle, musulman, pauvre, travailleur, étranger, pédé, immigrant, illégal. Il les regarda avec compassion: fières et craintives embattaillées, contemplant ce danger très réel du haut de leurs créneaux de richesse. Mais à quelle aridité, aussi, elles se condamnaient, puissantes captives. Car tel était le mot du nouveau siècle: ghettos, ghettos, ghettos!

Il aimait bien Bess. En sa présence, son aiguille interne vibrait. Il le constatait avec satisfaction, rapport à l'étiquette, qui l'inquiétait quand même un peu. Son regard se comportait de manière légèrement incontrôlable, avec Bess. C'était l'une des petites joies de son existence! Elle s'en apercevait et ne le décourageait nullement. Mais la relation de Bess et de Caroll lui paraissait plus inviolable qu'un mariage. Il n'en était pas curieux. Elles dormaient dans la chambre à côté de la sienne, mais il n'avait jamais rien entendu de particulier. Elles ne mettaient même pas de musique, jamais...

Un jour, elle lui demanda:

- Tu es gay, vraiment?

Elle voulait dire: militant.

Il répondit:

- Non!

Avec une conviction, une irritation qui l'étonna lui-même.

- N'essaie pas de me coller des étiquettes, dit-il, j'ai horreur de ça!

- Bien sûr que non! Mais enfin, la chose existe, on peut poser des questions...

- La réponse est non!

On persistait à les coller, plus que jamais, les étiquettes. Les porteurs d'étiquette faisaient pression, et les autres aussi, ceux qui voulaient savoir, et ils lui flanquaient la trouille également, tous les deux. D'où son exaspération... Il voyait un avenir où la résistance aux deux serait plus difficile, où l'on ne tolérerait plus que quelqu'un glissât, comme ça, en s'amusant, ou par indécision, au large. Il ne pouvait s'empêcher de ressentir une vague alarme lorsqu'il voyait quelqu'un proclamer son appartenance au moyen d'un pin, ou d'un tee-shirt, une pensée-réflexe lui traversait immanquablement l'esprit: J'en ai rien à cirer! Extérieurement, bien sûr, il demeurait poli. Même aimable. Peut-être parce qu'il venait du powerhouse, il ne saisissait pas le sens de provocation qu'il y avait dans ces déclarations, il demeurait indécis lorsqu'on lui parlait de "lutte." Pourquoi lutter? Pourquoi ces métaphores guerrières? Lorsqu'il s'était fait inscrire pour le cours d'été à Stanford, on lui avait demandé: "Etes-vous gay?", c'était pour lui indiquer l'existence d'un groupe de défense des étudiants homosexuels, et il avait déglutiné de stupéfaction... Il fallait être l'un ou l'autre ou les deux. Il fallait cocher une case. Toute autre considération était pose, affectation, subtilité décadente, indépendance suspecte. Homo, hétéro, bi, c'est quand même facile, d'où venez vous? L'on n'est généralement sûr de rien, pas même de son propre sexe? Qu'importe, choisissez! Mettez-vous sur trajectoire! Je ne baise même pas! Vous n'avez pas compris! C'est sans importance aucune!

Il avait découvert ceci: que l'étiquette se devait d'être toujours optimiste, toujours, et cela surtout le gênait, elle souriait d'un constant sourire imbécile, comme ce petit bonhomme jaune fait d'un cercle et d'un sourire, et c'était à cela qu'il lui semblait qu'il fallait résister d'avance et avant tout: à l'optimisme. Il s'en méfiait, la plupart des malheurs venaient de l'optimisme, la plupart des vrais désastres de grande ampleur. Car l'optimisme, toujours, provenait du dehors, était une intrusion des pouvoirs du dehors, une interférence grossière ou subtile avec l'inquiétude de vivre, une immixion dictée par les projets ultérieurs du pouvoir... Tout ce qui n'était pas sceptique lui faisait peur. Si l'on s'était montré plus sceptique (si l'on n'avait pas cru avec tant d'optimisme aux possibilités sans limites des antibiotiques), le sida aurait été moins dévastateur, cela, c'était sa conviction intime...

Et là, sous yeux, en ce moment même: tous ces gens qui débarquaient en catastrophe des différents navires idéologiques, le parti communiste, la libération sexuelle, en se marchant sur les pieds les uns des autres, c'était piteux, et qui se précipitaient d'un même mouvement sur la passerelle du prochain, le capitalisme, la religion, le nationalisme, n'importe quoi, appareillant vers les prochains désastres, et tous marchant aux fanfares de l'optimisme...

Il s'était imaginé qu'il cultiverait ses relations avec la famille Lovatt, qu'il vivrait intensément la vie de New York, mais il n'en fut rien. Au bout d'un mois sa vie se trouva bien circonscrite dans son quartier du haut de Broadway: entre Columbia University, la Cathédrale Saint-Jean-le-Divin, Duke Ellington Boulevard, et le parc de Riverside Drive où il allait souvent marcher (en dehors de la natation, il avait abandonné l'athlétisme). Il s'était constitué un menu copieux de cours. Certaines semaines, il ne s'aventurait pas plus loin direction sud qu'au magasin de location de vidéos de la Cent-quatrième rue.

Il voyait peu sa famille. C'était étonnant, mais ce n'était pas de sa faute. Son père et lui se parlaient au téléphone souvent, mais il apparut qu'ils n'avaient pas envie de se voir. Jason ne visita jamais l'appartement de Duke Ellington Boulevard. Il n'y avait "rien" pour lui, à l'en croire, à ce bout de Manhattan. Bien qu'ayant déménagé à Queens, Jason se considérait toujours comme un paroissien de Soho et de Greenwich Village et la présence de son fils n'était pas suffisante pour meubler le "rien" de ce désert: l'Upper West Side de Manhattan. Quant à Barry, il enveloppait de son mépris Manhattan tout entier. C'était pour lui l'Europe, l'Occident, le monde voué à la perte. Il ne s'y rendait jamais, ne voyait pas pourquoi il s'y rendrait tout à coup, se montrait rétif à toute invitation. Queens seul serait sauvé, et peut-être Brooklyn. Imprudent de les quitter. Sa soeur, Joyce, ne cessait d'annoncer au téléphone: "Il faut absolument que tu viennes manger à la maison!" mais elle semblait éprouver d'insurmontables difficultés à jamais proférer une date. Alors il l'invita à dîner avec Rory dans un restaurant erythréen d'Amsterdam Avenue. Elle protesta: "Tu n'y penses pas! Pas dans un restaurant! Il faut que tu viennes chez nous!"

Il se trouva donc aussi isolé et indépendant que s'il eût vécu dans une autre ville, où il n'aurait connu personne pour commencer.

Finalement, Joyce l'invita à déjeûner, sans Rory, à Wall Street, où elle travaillait. Il la rejoignit à son bureau, dans un gratte-ciel tout à l'extrémité sud de Broadway. C'est ainsi qu'il mit le pied dans une de ces firmes d'investissement mythiques, lambrissées de noyer, où tout le monde était sensé gagner plus de quatre-vingt-mille dollars par an... Joyce était expert dans les actions de compagnies pharmaceutiques et cosmétiques. Il suscita respect et curiosité, lorsqu'elle le présenta à la ronde, fièrement, comme: "Mon petit frère français..."

Elle l'emmena dans un restaurant au sommet de son gratte-ciel d'où l'on voyait la Battery et la Statue de la Liberté et les ferries de Staten Island. Il s'exclama devant la vue mais ne fit pas attention au luxe de l'endroit. Joyce s'émerveilla de cette indifférence de bon ton: il savait se tenir, il était sortable, il était même légèrement méprisant, pas impressionné, en tous cas, il la rehaussait. Cadeau du ciel, un frère comme lui! Il la trouva énergique, nerveuse, stridente. Elle était fort belle, aussi. Anguleuse, impatiente. Bien vêtue, à la manière des bourgeoises de Genève: tweed, crêpe de Chine, bijoux Chanel. Elle avait les yeux pâles très écartés de leur père, deux rides ciselées au coin de ses lèvres minces. Les nerfs frémissaient sous sa peau fragile et très blanche, qui ressemblait à du papier de soie. Son cou était mince et ridé, moins par un effet de l'âge que de son extrème délicatesse. Les tendons s'y dessinaient nettement, tout du long, et même les artères carotides. Assise au bar, elle croisa haut ses jambes qui étaient terminées par de grands pieds évasés. D'un bout à l'autre de la salle, elle attirait les regards. Qu'est-ce que cela voulait dire, avoir le même père? Or, c'était pour cela qu'il se trouvait ici. Il ne ressentait pas la moindre émotion à son encontre. Beaucoup moins que lorsqu'il avait vu Barry - mais alors, il y avait eu l'effet de surprise. Superficiellement, on leur aurait sans doute trouvé des ressemblances. Elle remarqua qu'il avait maigri et, se trompait-elle? - il paraissait moins costaud que lorsqu'il était arrivé, en juin. Il mangeait bien, au moins? Il lui dit qu'il mangeait nettement moins et qu'il avait cessé l'athlétisme. Il s'était mis au yoga. Il était pratiquement végétarien. Elle accueilli la nouvelle avec un petit haut-le-corps. Certainement, il devait continuer de courir...? Comment ferait-il pour faire du ski, cet hiver? Non, lui dit-il, il ne courait plus, il n'avait plus le temps, l'envie lui en avait passé... La course de haies, le ski, non, pas cette année... On ne peut pas tout faire... Le hockey sur glace? Il ne l'avait jamais pratiqué sérieusement...

Elle l'interrogea sur ses cours et sur sa nourriture et sur la durée de son sommeil. Elle faisait des efforts touchants, étranges, pour s'intéresser à lui, pour lui montrer son souci sororal. A juger par la manière dont elle lui parlait, il aurait semblé que Daniel s'était trouvé toute sa vie au centre de ses préoccupations. Comme Barry, elle avait accumulé des décennies d'hostilité et de souffrance morale dont il était, lui, la cause indirecte. Rien, de son côté, absolument rien, ne pouvait faire équilibre à cette souffrance par lui causée. Elle était agitée de passions, et lui, à l'aise et froid comme une truite. Depuis leur crise conjugale, Joyce et Rory avaient rejoint la nouvelle idéologie conservatrice qui prétendait revaloriser la famille; elle avait éprouvé la nécessité de se rassembler quelques relations familiales crédibles, car les deux frères de Rory, qui vendaient de l'électro-ménager dans un hyper-marché de Brooklyn, n'étaient point émotionnellement, ni socialement, des objets suffisants, ou satisfaisants, pour leurs instincts nouvellement découverts. Ainsi, son déjeûner avec Daniel représentait, pour elle, une sorte de sacrement de la nouvelle religion ambiante. Depuis des semaines, elle le redoutait. Daniel ne soupçonnait rien de tout cela. Il croyait qu'en déjeûnant avec lui elle expédiait une obligation pesante.

Il tentait de lui parler famille. Joyce réagissait avec des grimaces agacées à toute mention de leurs proches. Barry et Mrs Lovatt, leur grand-mère, furent bâclés en trois phrases. Elle lui assura qu'elle ne se faisait pas le moindre souci pour Jason: il n'avait besoin de personne. Qu'il se débrouille. Il n'avait que la vie qu'il s'était faite. Il n'était pas à plaindre. Il venait de partir au Mexique avec une voisine.

Daniel fit état des symptômes inquiétants qu'il avait cru observer. Cela provenait sans doute de la vie qu'il avait menée, dit-elle avec une grimace plus significative encore. Elle l'avait forcé à se faire examiner un an plus tôt. Dommages irréversibles, communs. Drogue, alcool... Il fallait s'y attendre... Ce qui "la glaçait toute raide d'angoisse," c'était le fait qu'il n'avait même pas de couverture médicale.

- Vraiment?

Il avait négligé de payer dans une caisse. C'était assez commun, à ce qu'il paraissait. Même chez les revenus élevés.

- En France, c'est impensable...

- Je sais, vous les Européens, vous vivez dans des sociétés socialistes... Il n'a jamais lésiné sur son train de vie, tu le sais bien, et puis, il s'est tout de même acquitté auprès de ma mère, bon an mal an, d'une pension alimentaire carabinée... (Daniel était content d'apprendre cela.) Il ne lui reste rien, pour autant que je sache, et ce n'est pas étonnant...

- Pas d'économies?

- Lui, des économies...!

- Mais... suppose qu'il tombe sérieusement malade?

- Après avoir vendu tout ce qu'il possède, il bénéficiera des programmes sociaux pour les... indigents...

- Quoi?

- Cela se voit tous les jours! Il se retrouvera à la charge de la société...

- Peut-être que, avec mon père... mon beau-père et ma mère, on pourrait trouver un moyen... Si le problème se posait...

Sa mère, son beau-père! Elle avait oublié de demander de leurs nouvelles. Comment allaient-ils?

Il répondit qu'ils attendaient un enfant. Elle poussa un cri d'enthousiasme.

- Un autre enfant! Oh, mais c'est merveilleux... J'en suis... J'en suis absolument ravie... Et, elle est devenue enceinte naturellement...?

- Je ne lui ai pas posé la question, mais je parie que oui...

- Elle a de la chance... Rory et moi, nous essayons, nous essayons... J'en suis à la troisième insémination... mon cinquième cycle de Pergonal...

- Oh! dit-il, touché tout d'un coup, parce qu'elle s'était confiée à lui de manière si inattendue, oh, cela finira bien par prendre, ne t'en fais pas...

- Elle a de la chance... Il faut que je lui téléphone, pour la féliciter... Rappelle-moi son numéro... Je l'ai toujours admirée... Quand je dirai cela à Rory, ce soir... Il n'en reviendra pas... Est-ce que Dad le sait?

- Oh, oui! Depuis des mois...

- Il ne m'en a rien dit! Tu vois comme il est?

- Il aura sans doute oublié...

- Sans aucun doute...

Elle commanda deux verres de champagne. Elle l'embrassa tendrement en le quittant, avec des yeux embués. Pourtant, après ce déjeûner, Joyce ne l'invita plus, ni ne l'appela de longtemps. Pour ce qui est de Nikki, Joyce ne l'appela pas non plus.

A sa grande surprise, Mrs Theodorakatos téléphona: elle avait appris par Jason qu'il faisait du yoga. Cela l'intéressait. Elle voulait en faire aussi. Justement, elle devait se rendre sur l'Upper West Side cette semaine, ils pourraient se voir.

Intrigué, il lui donna rendez-vous pour le déjeûner à l'Indian Café, sur Broadway. Il prit une table sur la terrasse close. Elle arriva tôt, se trompa deux fois de porte, esquissa un large sourire en le voyant. Elle était très bronzée. Lorsqu'elle ôta sa douillette, elle apparut moulée dans une sorte de pull-over drapé et décolleté, de mohair orange. Sa jupe était très courte, et orange. Ses bottes étaient de peau de mouton retournée, rabattues sur ses chevilles, montrant leur envers laineux. Ses yeux étaient maquillés en outremer et elle portait de grandes boucles d'oreilles. Le goût des vêtements gris lui était passé, semblait-il.

L'île de Cozumel, lui dit-elle. Ils en revenaient. C'était "le paradis." Elle n'avait jamais été au Mexique. Il avaient séjourné dans un tout petit hôtel en bord de mer. Ils mangeaient dans les restaurants de pêcheurs. Elle n'aurait jamais osé s'y rendre seule. C'était incroyablement pas cher. Pas du tout comme les Caraïbes. Elle s'était rendue aux Bahamas une fois avec son mari, et ç'avait été si effroyablement dispendieux qu'elle n'avait jamais plus osé quitter les Etats-Unis. A Cozumel, elle avait payé son écot, strictement, précisa-t-elle... Les nuits surtout étaient "splendides." Toutes ces étoiles. Ils passaient leurs journées sur la plage, tout nus, paresseux comme des iguanes. Dix jours.

Le yoga. Depuis longtemps, elle songeait à en faire. Maintenant, retour de Cozumel, elle se sentait en si bonne forme. Elle voulait la garder, cette forme, l'améliorer si possible. Jason l'encourageait. Il fallait un bon professeur. Jason pensait que Daniel saurait. Il était vrai que Daniel s'était trouvé un autre gourou, rattaché à la Cathédrale de Saint-Jean-le-Divin: il prenait ses leçons dans le sous-sol de la cathédrale. Son professeur devait bien pouvoir recommander quelqu'un à Queens. A la vérité, dit-elle, elle souhaitait très fort que Jason en fît, du yoga, lui aussi. Elle pensait que cela lui ferait le plus grand bien. Elle essayait de l'en convaincre. Il y songeait. Il en avait fait dans le temps, il avait fait à peu près tout ce qu'il y avait d'imaginable, à un moment ou à un autre de sa vie. Ils pourraient se rendre chez le même professeur, tous les deux. Une fois qu'elle aurait trouvé quelqu'un, et qu'elle l'aurait dûment essayé, et se serait assurée que cela "marchait," il lui serait plus facile, sans doute, d'entraîner Jason...

Daniel comprit que l'état de son père ne s'était pas amélioré. Il avait du décevoir, à Cozumel.

- Quelle merveilleuse compagnie que la sienne, disait-elle. Il m'a révélé... des choses! Ces petits hôtels, ces petits restaurants... je ne savais même pas que ça existait, c'est beaucoup plus amusant que les grands... Il m'a emmené dans une fête de village, en l'honneur de la Saint-Martin. Il y avait des orchestres... des feux d'artifice... minables, bien sûr, mais tellement, tellement plus... Je ne sais pas comment dire... Nous avons dansé avec les villageois... Ils nous faisaient boire de la tequila... Il disait que je devenais cinglée... C'est un homme fascinant!

Elle rayonnait. Eventail des rides au coin de ses yeux. Le soleil avait éclairci ses cheveux, la mer les avait ternis. Ils étaient épais et cordés. Elle était blonde, maintenant. Tout nus. Daniel en conclut que les marques blanches de maillot qui l'avaient tant agacé n'existaient plus et fixa son attention sur l'extrème bord de son décolleté.

Cozumel avait fait un bien énorme à Jason. Son état nerveux s'était amélioré. Il avait été très, très fatigué avant de partir. Dernièrement, il avait pris cette habitude de se pencher en avant en marchant. Il s'excitait pour un rien. Il "perdait la boule." Il était "imprévisible." C'était très gênant dans son travail. La directrice lui avait confié son embarras.

- Quel travail? demanda-t-il, revenant à lui.

- A la bibliothèque... Cela se passe très bien pendant des heures d'affilée, parfois il tient pendant une journée entière... Et puis soudain, ça le prend, comme cela, sans prévenir... Il perd la boule... C'est très déconcertant pour ses collègues, vous pensez... Il lui arrive de faire peur aux usagers...

- Comment? Quelle bibliothèque?

- A la branche de la bibliothèque municipale de Flushing, où il travaille.

- Mon père travaille dans une bibliothèque?

- Oh, vous ne le saviez pas? Si, il est au guichet de sortie des livres... C'est moi qui lui ai trouvé le job... La directrice est une cliente à moi... Son chien... elle a un caniche... Lorsque j'ai su qu'ils cherchaient quelqu'un pour trois jours par semaine... Cela m'a paru trop beau pour laisser passer... Il fallait lui trouver une occupation... C'était nécessaire pour son amour-propre... Et puis, ça lui fait un peu d'argent, aussi, ce n'est pas négligeable, non plus... après que le projet avec le Japon soit allé à l'eau...

- J'ignorai qu'il avait pris un job... Je pensais qu'il consultait...

Son père, libraire à temps partiel, chargé du guichet des sorties... et qui avait besoin de cela, pour son amour-propre...

et pour ses finances...

- Il dit que ça l'amuse, ça le rajeunit... C'est quelque chose qu'il n'a jamais fait auparavant... Pas depuis qu'il était étudiant...

- Mais... ses voyages, récemment...

- Oh, vous le connaissez, il déborde de projets, toujours... Ce matin, il est parti pour Montréal, pour la journée...

- Mais... ses difficultés d'argent sont-elles graves à ce point?

- Oh, non... rien de pressant... pas que je sache... Mais il est important pour lui de se rendre utile, de se mêler aux gens, de faire quelque chose de facile, de répétitif, de pas angoissant vous comprenez? Il a vécu de manière tellement indépendante, tellement libre, qu'il part dans tous les sens, qu'il ne sait plus où aller, il lui faut des structures, dans sa vie...

Des structures... un boulot facile... pour se rendre utile... Elle parlait de lui comme d'un infirme! Lui qui, bien qu'il eût défendu dans le passé quelques causes bruyantes et radicales, avait toujours été mu par l'égoïsme le plus cynique et qui le proclamait sans honte... Servant la communauté de Queens en vérifiant des cartes magnétiques dans une bibliothèque de quartier?

Loretta n'y voyait rien d'étonnant. Elle ne comprenait pas que, pour quiconque avait connu Jason, la nouvelle devait paraître incroyable, ridicule. Mais peut-être était-ce Loretta qui avait raison, après tout, se dit-il. On avait vu des changements plus bizarres. Loretta n'avait pas d'idées préconçues, elle connaissait un nouveau Jason, un type un peu vieux, épuisé nerveusement, plutôt fauché, qui avait un fils dans les piscines, et un fils étudiant, et une fille à Wall Street qu'il ne voyait jamais, et une mère en maison de retraite, et qui habitait une maison jumelée à Flushing qui ne lui appartenait pas tout à fait, son Jason à elle, si peu conforme au Jason des autres. N'avait-il pas averti Daniel qu'il désirait maintenant "une vie plus paisible?" Quel besoin avait-il, à son âge, de poursuivre cette course de rats? Rat parmi les rats, il avait couru, longtemps, il n'y avait pas que cela dans la vie... Il songea à Wittgenstein, jardinier dans un couvent, maître d'école dans un village de montagne... Mais alors, pourquoi Montréal? C'était peut-être une dernière tentative? Une dernière illusion, rien que pour se convaincre lui-même, définitivement, qu'il avait fait tout ce qu'il pouvait, qu'il n'y avait rien de mieux à faire que de se rabattre sur son petit boulot, à la librairie, de vivre à Flushing avec Loretta, la chienne et l'enfant? Et alors?

Après le déjeûner, il emmena Loretta visiter le campus de l'Université Columbia. Il lui prit le bras, fièrement. Il était chez lui. L'on pensait peut-être qu'elle était sa mère. Elle était visiblement ravie. Il la fit ressortir par derrière, sur Amsterdam Avenue, et il savoura sa surprise: un autre continent, inquiétant. Le barrio. La hideur de New York. Les immeubles aux fenêtres clouées, obstruées. Les fanions de plastique. les passants sans but, au regard vague. Les détritus et les mendiants. Et, au milieu de cela, la Cathédrale épiscopalienne, chic, syncrétiste, néo-gothique, bétonnée. Il l'emmena au sous-sol où il prenait ses cours de yoga. Il la présenta à son gourou. Il l'emmena prendre le café à la pâtisserie hongroise, juste en face.

Elle ne savait que faire, lui confia-t-elle en sirotant son thé. Elle n'était pas sûre de "faire du bien" à Jason. Elle n'était pas la femme qu'il lui fallait...

Il toucha sa main, qui tremblait. Il vit avec appréhension que des larmes lui montaient aux yeux. Il eut très peur qu'elle ne se mît à pleurer. Peur, surtout, du trouble que cela susciterait en lui, du souvenir de leur folie de part et d'autre de la cloison.

- Il me semble que mon père a bien de la chance, au contraire...

Non, dit-elle. Il avait d'autres besoins... qu'elle ne pourrait jamais satisfaire. Cela, elle l'avait appris à Cozumel.

- Il vaudrait peut-être mieux, pour l'un et l'autre, que nous nous éloigniions. Avant que cela ne fasse trop mal...

Elle avait peur de n'être pas assez "séduisante," pour lui, dit-elle. Il protesta: il ne voyait pas en quoi...

- S'il est très fatigué, dit-il, d'après ce que vous me dites... Il vous faudra prendre patience...

- Non, dit-elle. Ce n'est pas cela.

Elle avait cru, avant d'aller avec lui à Cozumel, que c'était cela. Mais elle savait maintenant que ce n'était pas cela. Daniel redoutait les confidences de Mrs Theodorakatos. Il commençait même à soupçonner la pureté de ses intentions, en venant le trouver. C'était une femme aussi désemparée, aussi solitaire que lorsqu'il avait d'abord fait sa connaissance. Jason n'avait rien changé, au contraire. Elle venait à lui, qui l'avait appelée au téléphone, qui avait dit son nom en frappant contre la cloison... à qui elle avait menti effrontément...

- Il ne cessait de me parler des autres voyages qu'il avait fait au Mexique... je sais bien que c'était pour me divertir... il me racontait ses expériences, alors... Un après-midi, il a disparu, sans prévenir... Il m'a dit en revenant, tout simplement, comme si de rien n'était, qu'il avait été avec des putes...

- Oui...

- Il m'a dit cela, à moi... Je lui ai dit: tu oses me dire ça, à moi... Il m'a répondu: cela t'étonne? Je t'ai bien dit que dans le temps j'allais au Mexique pour les prostituées, comme tout le monde... Vous vous rendez compte?

- Cela ne m'étonne pas, vous savez... Il a toujours vécu comme cela...

- Mais c'est monstrueux... Vous ne comprenez pas... C'était des enfants, de quinze, seize ans... Il me l'a dit... Il a eu l'audace de me le dire... Il a eu cette audace...

- J'en suis désolé... Pardonnez-lui...

- Mais ce n'est pas une question de pardon... Il faut qu'il se soigne... Il faut le convaincre de se faire soigner... Il était toujours comme ça, dites vous, et vous trouvez ça normal, mais c'est monstrueux... Sa famille, ses amis, vous l'avez tous laissé, sans rien faire pour l'aider... Il est dysfonctionnel...

Elle disait: "dysfonctionnel," elle qui ignorait ce que signifiait le mot "baroque."

- Je ne crois pas que c'était considéré comme une maladie, de son temps, dit-il.

Elle ne perçut pas le moins du monde son ironie. Il serra sa main dans la sienne. Ajoutant:

- Vous avez raison. Il vaut mieux sans doute que vous vous détachiez de lui... en douceur...

- Mais je pourrais l'aider... Il a besoin qu'on l'aide...

- Vous avez déjà fait plus qu'il n'est raisonnable... Personne ne peut l'aider... Surtout pas dans ce domaine... Je ne pense pas que ce soit nécessaire...

Elle baissa la tête. Un sanglot secoua ses épaules.

- J'ai été trompée, dit-elle.

- Vous aussi, vous trompez le monde...

- Moi?

- Vous ne voulez pas qu'on sache que vous pleurez la nuit.

Elle sortit un kleenex de son sac et s'en tapota nerveusement le visage.

- Je ne sais pas de quoi vous parlez!

- Vous voyez? Vous savez que je sais, et c'est pour cela que vous êtes venu me trouver...

- J'ai eu tort de venir...

- Non, au contraire... Vous avez bien fait... Je vous suis très reconnaissant d'être venue...

Elle se moucha. Il se rapprocha d'elle et lui caressa le visage.

- Il va au bordel et vous, vous pleurez la nuit. Nous avons tous des choses à nous faire pardonner... Nous ne sommes pas parfaits... On peut se faire soigner, mais seulement jusqu'à un certain point, je pense... Ensuite, à quoi bon...

Il l'accompagna jusqu'à la station de métro de la Cent-troisième rue. Là aussi, il y avait un panneau publicitaire: Il adore mon gosse et il boit du Johnny Walker! Il l'attira contre lui et ils restèrent quelques minutes debout au coin de la rue, se touchant.

- L'important, dit-il (il se sentait terriblement pompeux, pourtant il était sincère, les mots venaient d'un texte de jeunesse de Wittgenstein) c'est d'éviter autant que possible de souffrir... c'est souffrir qui est mal...

Il lui dit aussi:

- Cette nuit, quand vous sentirez que vous allez vous mettre à pleurer, appelez-moi... qu'importe l'heure... Je vous distraierai, je vous raconterai des histoires, je vous parlerai de nos chiens, j'en ai pour des heures, vous verrez, ça vous amusera...

Elle l'enlaça soudain très fort et lui donna un baiser dans le cou. Cela le gêna. Il aurait préféré qu'elle n'en fît rien.

- Vous avez raison, dit-elle. Je ferai comme vous me dites.




previous.gif     next.gif