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III.

Il fonça à Manhattan et se trouva une chambre en sous-location dans la matinée, la première venue, grâce à une annonce épinglée sur le tableau d'affichage, dans le bureau de logement des étudiants. "Chambre ensoleillée, salle de bains privée." Pour "non-fumeur." C'était dans un grand appartement sur la cent-sixième rue, qu'il devait partager avec trois jeunes femmes. La locataire en titre, une étudiante en histoire, l'accueillit. Les deux autres sous-locataires étaient encore en vacances. Leurs chambres étaient occupées par des étudiants asiatiques venus passer l'été. La chambre à lui destinée était occupée par un chimiste Russe qui désirait libérer les lieux au plus vite, au besoin le soir-même, car il était impatient de répondre à l'invitation d'une amie new-yorkaise de s'établir dans son appartement. Délirant, l'amoureux Russe, lorsque Daniel prit la chambre pour le jour-même et lui remboursa le reste du mois de loyer. Il l'invita sur le champ à déjeûner dans un restaurant érythréen, sur Amsterdam Avenue.

C'était une grande chambre orientée au sud, au premier étage, très haute de plafond, avec des moulures, des parquets de bois clair, trois grandes fenêtres neuves à croisées d'aluminium, qui donnait sur cette portion ouest de la cent-sixième rue entre Central Park et le parc de Riverside Drive au long de l'Hudson, assez large et imposante pour mériter le nom de Duke Ellington Boulevard. Duke Ellington avait vécu dans deux villas au bord du fleuve, lui dit la jeune historienne. Mais dans la rue, l'on entendait surtout parler l'espagnol, l'avertit Andrej. L'on se réveillait le matin au milieu d'un brouhaha de voix espagnoles, à se croire sur un marché, au Mexique.

Comme l'appartement se trouvait au première étage et que l'on pouvait se passer de l'ascenseur, la chambre venait avec une clé qui, par l'escalier de service, donnait accès sur le hall par une lourde porte d'incendie.

Dans l'entrée de marbre beige et noir, un concierge hilare et sans uniforme était vautré dans un fauteuil dont la bourre s'échappait. Il manquait des dents au garçon d'ascenseur, qui se tapait les cuisses. Par terre, dans l'âtre d'une noble cheminée, était posé un énorme téléviseur branché sur l'une des chaînes espagnoles. L'immeuble, qui avait connu des jours élégants, se trouvait au centre d'un pâté de maisons délimité, à l'Est, par Amsterdam Avenue, à l'Ouest par Broadway. Devant la porte d'entrée s'élevait le cadre de fer d'une marquise dont manquait la couverture de toile.

Lumière méridionale. Duke Ellington Boulevard est assez large et les immeubles du côté opposé assez bas, dix ou onze étages seulement, pour que le soleil éclaire largement les rez-de-chaussées et le trottoir ce qui est rare à Manhattan, pour une rue transversale. Daniel se sent tout d'un coup un grand soulagement: celui d'être chez lui. Ce trottoir est à lui pour un an. Le Russe le tient tendrement par l'épaule.

Le restaurant érythréen était tenu par des réfugiés maigres et silencieux, aux longs cous gracieux. Et, en leur milieu, alors qu'ils lui servaient de grandes crêpes sur lesquelles la nourriture était empilée en pyramides, avec des expressions apeurées qui s'expliquaient par leur ignorance de l'anglais et par l'appréhension qui les tenaillait qu'il ne leur adressât la parole, il se trouva pour la première fois de son existence en conversation avec un Russe de Russie, encore était-il originaire de Sibérie, et il constata avec intérêt que, grosso modo, le chimiste répondait au stéréotype plus qu'il ne l'infirmait: à cause de sa voix surtout, forte et large, qui même en anglais vibrait d'intensité émotionnelle - mais alors, il était amoureux, n'est-ce pas, il était heureux, et il venait de se libérer de sa chambre? Puis, par ce qu'il révélait sans embarras de son attachement mélancolique et filial, quasi religieux, jamais rencontré auparavant hormis en littérature, pour la terre, la Sibérie en l'occurrence, car il venait de Novosibirsk que Daniel se serait volontiers imaginé comme un des derniers cercles de l'Enfer, et la Sibérie, selon Andrej, paradis hélas dégradé pour l'instant par la pollution industrielle, lorsque l'on serait sorti de la confusion des temps actuels, émergerait, restaurée, purifiée, splendide, si riche et immense, "comme une planète nouvelle," que l'imagination du monde en resterait confondue. Ce n'était pas impossible... Nantie de la Sibérie, même avec une Union Soviétique fracassée en morceaux autour d'elle, la Russie pouvait bien avoir un avenir lointainement doré, que l'Occident ne devinait même pas. Fin du siècle prochain, toi et moi, Andrej, éteints, couchés, insensibles, confondus pour ainsi dire, carcan des muscles dissout, avec juste quelques restes de nos rêves survivant peut-être parmi les craquements de synapses neuves, dans des têtes qui n'existent point encore, qui ne sont même pas virtuelles? Car il apparut à Daniel que ce grand jeune homme carré, aux yeux pâles, se projetait consciemment et avec une aisance ingénue dans une sorte de "survie" mystique, parmi des générations futures, une attitude d'esprit totalement étrangère au monde où lui, Daniel, avait vécu. Cela venait-il, paradoxalement, du fait qu'il avait grandi, Andrej, dans une société communiste, où la "survie" de l'individu n'était pas un objet de spéculation, seulement celle des masses? Un atome de l'espèce, parlant, riant, amoureux. Incandescent de sa précarité. Il retourna à Flushing dans l'après-midi pour rassembler ses affaires. Quelle erreur ç'aurait été de s'engluer là, ne serait-ce que pour quelques jours. Maintenant qu'il avait un endroit où aller, il se sentait plus pressé encore de partir. Dola, alertée, lui promit sa Volvo pour le lendemain, pour déménager Andrej.

Au milieu de la nuit, couché dans le lit de son père, il se réveilla au bruit de larmes.

Ses gémissements, de temps à autre, étaient interrompus par un hocquet, comme si elle était sur le point de vomir.

Il n'était pas un réprimé ni un sadique, se dit-il. Il n'avait pas besoin de la souffrance d'un être pour exciter son plaisir. Il ne la tolérerait pas. Il fallait que cela cesse. Il irait chez elle s'il le fallait. Il fit son numéro, résolument, et laissa sonner. Comme elle ne répondait pas, il frappa contre la cloison et appela doucement: Loretta! Loretta! Puis il alluma et éteignit plusieurs fois de suite: à moins que ses stores ne soient très épais, elle verrait la lumière sur les feuilles du catalpa.

Le téléphone sonnait toujours.

Enfin, elle décrocha.

Il n'entendit pas un bruit, même pas celui de sa respiration. Elle avait du poser sa paume sur le récepteur, ou bien, elle l'avait enfoui sous son oreiller.

Il dit que c'était lui, Daniel, et qu'il l'entendait pleurer depuis deux nuits. Il s'efforçait de parler d'un ton ferme et affectueux en même temps. Mais il sentit la honte venir et, bizarrement, des sanglots; sa voix s'érailla. Il l'implora de lui parler, ou du moins, si elle ne pouvait lui dire l'objet de sa peine, de lui permettre de l'aider... Il offrit de venir chez elle, même à cette heure, ou bien, elle pouvait lui parler au téléphone... Il n'obtenait d'autre réponse que le silence étouffé.

Finalement, elle raccrocha, très doucement.

Il eut envie de rappeler. Il se sentait honteux de l'avoir suppliée. Il entendit l'enfant qui hurlait, par sa faute, il l'avait réveillé une fois de plus.

Puis il entendit Loretta qui chantait d'une voix douce, pour l'enfant. Et pour le narguer, lui, sans doute, sachant bien qu'il l'entendait. Sa voix derrière la cloison graduellement s'amplifiait et prenait de l'assurance, elle avait pris l'enfant dans son lit et riait en écho avec lui. Il l'entendait glousser, caqueter: "Lukakimou! Lukakimou!"

C'était elle, maintenant, qui lui paraissait perverse et cruelle. Il entendait le bruit du sommier, elle devait sauter sur place, pour le bercer. L'enfant riait aux éclats. Il l'aurait haïe.

"Lukakimou! Loulouloulouloulou!"

Au matin, elle lui répéta la comédie de l'indifférence radieuse, avec un peu moins d'aplomb. Il joua le jeu, pour commencer. Il se montra charmant, un rien sarcastique. Il l'invita à dîner pour le soir-même. Il ne lui dit rien de son départ imminent. Au sujet du dîner, lui dit-elle, elle était désolée, justement, il se trouvait qu'elle n'était pas libre. Il vit bien qu'elle mentait. Un piteux mensonge de coquetterie vulgaire, il avait bien besoin de cela pour compléter l'opinion qu'il avait d'elle!

- Je vous ai appelée au téléphone, la nuit dernière, dit-il.

- Vous n'auriez pas du, dit-elle.

Calmement, en soutenant son regard.

- Je vous entendais pleurer...

- Je ne sais vraiment pas ce qui vous fait croire ça, je ne pleure pas, je vous assure, dit-elle. Vous vous trompez, vous entendez quelque chose, je ne sais pas quoi. Elle se mit à rire, les yeux grands ouverts, en regardant droit son visage, effrontément. En fait, je dormais très bien jusqu'à ce que le téléphone nous ait réveillés, Lukaki et moi!

- Alors, excusez-moi, dit-il.

- Il n'y a pas de mal, dit-elle. Seulement, ne recommencez pas!

Un sacré culot, qu'elle avait! Il lui répondit: "Non, soyez sans crainte!" avec détachement, et un léger cynisme dont il aima plutôt le son, dans sa voix: ces subtilités d'intonations n'étaient pas faciles pour un français, après tout.

Il programma le téléphone pour faire transmettre automatiquement les appels à son nouveau numéro de Duke Ellington Boulevard. Il chargea son sac de hockey et sa valise de livres et son ordinateur dans la Porsche et repartit sur Manhattan. Mrs Theodorakatos pouvait donner libre cours à ses gémissements et ses pleurs toutes les nuits, dans la maison de Forest Street, elle pouvait hurler comme une louve, comme un choeur antique, la chienne et l'enfant seraient sa seule audience. Quant à son père - Daniel se souvenait de l'amplificateur qui équipait les postes de téléphone dans son appartement - peut-être qu'il ne l'avait jamais entendue...

Lorsqu'il arriva à l'appartement de la cent-sixième rue, Andrej venait d'avoir une conversation téléphonique confuse avec Mrs Lovatt: elle avait appelé le numéro de Flushing pour se plaindre de son réveil cassé, et ne pouvait comprendre pourquoi lui parvenait en réponse cette étrange, caverneuse voix russe endormie.

Andrej l'avertit que son nouveau quartier était classé comme modérément dangereux, selon les normes new-yorkaises, mais alors, ils l'étaient tous - et que des crimes qui feraient la première des journaux n'importe ailleurs, des tueries en pleine rue, n'étaient parfois pas rapportées dans la presse, de peur que les résidents ne s'enfuient, que le quartier (techniquement, la cent-sixième rue était la limite sud de Harlem) ne tombe dans la zone de ghetto. L'école primaire qui se trouvait à deux pâtés de maisons de chez lui était l'une des cinq plus mauvaises du pays - à quelques centaines de mètres à peine de Columbia, l'une des universités les plus prestigieuses du monde! Et dans les restaurants chers d'Amsterdam Avenue, on s'arrachait les tables côté fenêtre pour observer les dealers de crack en action.

Ainsi inquiété, ayant installé Andrej dans l'appartement de sa belle et blonde amie, retourné la Volvo à Dola, il rentra avec l'autobus d'Amsterdam Avenue. Il descendit au coin de la Centième rue, se retrouvant seul pour la première fois sur cette portion d'Amsterdam qui se trouvait à quelques pas de chez lui, la remontant pour faire connaissance de son nouveau quartier. Amsterdam chaude: inondée de soleil, immédiatement inquiétante et exotique, dès les premier pas. Très différente, un monde, de l'avenue parallèle mieux connue, Broadway. Fanions bleu-blanc-rouge sales tendus d'un côté à l'autre. Enseignes peintes en espagnol. Foule noire, hispanique. Immigrés récents d'Amérique Centrale, cuivrés et mal nourris, leurs visages hantés par des races disparues, regards durs émoussés de sous les fentes étroites des paupières. Surtout: foule en partie stationnaire, groupes arrêtés sur les trottoirs, de ci, de là, agglutinements immobiles, de quatre, de dix, silencieux, vous regardant passer, expressions point avenantes, ou au contraire riant, en eux-mêmes absorbés, succession de zones d'intimité traversées, invisibles murs d'invisibles salles, sous d'invisibles autorités. Un tout petit peu énervant. Regards qui manquaient d'assurance, regards aliénés. Regards photographiques. Est-ce parce que je suis blanc-blanc? Comme un ou deux passants sur dix? Parce que je les regarde, moi? Parce qu'ils sont si bien enracinés là qu'ils reconnaissent immédiatement un étranger à leur quartier? Bourdonnement de musique provenant de toutes sortes de sources, voitures aux glaces baissées, restaurants, magasins, postes de radio. Superbe musique, salsa, caraïbe. Quelques immeubles en terrible état, cadenassés, aux fenêtres obstruées de contreplaqué. Des autocars de touristes remontant vers la Cathédrale de Saint John the Divine.

Un jeune homme l'accosta et lui demanda son aide. Très jeune, fluet, avec un visage étroit et lisse, l'air effrayé. Bien vêtu, d'un costume en tissu jeans délavé, repassé. Il portait une boucle d'oreille et, sur ses longs doigts noirs, plusieurs grosses bagues de pacotille.

- 'n you help me, please?

Il pensa que l'homme allait lui demander un dollar. Puis, comme son interlocuteur paraissait très confus et apeuré, avec l'air d'excuse anticipée de quelqu'un qui se trouve réduit à se lancer dans un acte risqué et inhabituel, l'idée lui traversa l'esprit qu'il se trouvait peut-être sur le point d'être attaqué. Dès les premiers pas, le jour-même de son emménagement: fallait-il qu'il ait l'apparence conne et invitante! Mais l'homme se lança dans une explication incompréhensible en une sorte patois urbain presque étranger à son oreille, avec des gestes impatients et expressifs de ses mains; il était évident qu'il cherchait quelque chose. Un mot revenait dans son galimatias: "diapers, diapers..." Cela voulait bien dire "couches-culottes," non?

- Vous voulez dire, des couches, pour un bébé?

Le jeune homme acquiesca vivement. Sa petite amie avait accouché dans la nuit, dit-il, tout excité, tremblant, la voix chevrottante, et ce matin elle l'avait envoyé acheter des couches.

- Mais il est trois heures de l'après-midi!

C'est qu'il n'avait pas trouvé les couches, dit-il.

- Mais votre petite amie, où est-elle?

- A la maison, dit-il, à la maison, avec le bébé, le bébé...

Il répétait ce mot, les yeux exorbités, comme s'il le terrifiait.

- Vous n'avez pas acheté les couches?

Il bafouilla qu'il avait perdu l'argent, expliqua qu'on lui avait expliqué que l'on distribuait des couches-culottes gratuites ici, au coin d'Amsterdam et la Cent-Cinquième rue, il avait fait tout ce chemin, depuis la Cent-Seizième, mais il n'avait pas trouvé l'endroit.

Le garçon tremblait de tout son corps, il paraissait à bout de souffle, roulait des yeux rouges. Il avait l'air sincèrement effrayé et perdu.

Non, dit Daniel, il ne savait pas l'endroit.

Sûrement, cela ressemblait à une arnaque simplissime. Mais en cette ville de déliquescence et de fracas, impossible d'exclure cette histoire du domaine du possible, elle était si véritable même qu'elle devait se passer à coup sûr, de temps en temps, exactement de cette manière, en quelque endroit de la cité: la petite amie, ou l'épouse, ou la mère, ou Dieu sait qui, envoyait l'homme dans les rues périlleuses avec dix dollars pour acheter des couches ou de la farine lactée, et lui, mis en péril par ces dix dollars qui représentaient neuf dollars plus un, une dose de crack plus un dollar, tomberait sur un dealer qui lui annoncerait la distribution providentielle, en tel endroit, de farine lactée et de couches gratuites, si bien qu'il pourrait prendre soin des deux pour le même prix, de l'enfant qui pleurait et de sa propre cervelle hurlante, il suffisait de faire un détour. Et celui-ci, dans ces jeans repassés, continuerait sans doute de marcher droit devant lui, jusqu'à l'extrémité de Manhattan, jusqu'à la Battery, jusqu'aux ferry-boats de Staten Island, car jamais il n'oserait rentrer chez lui, où que soit chez-lui, sans les couches-culottes.

- Viens avec moi, dit Daniel, nous allons en acheter, de ces couches!

Il le regarda épouvanté, incrédule.

- Je n'ai pas d'argent...

- On s'arrangera!

Panique totale. Il tremblait.

- Mais où... où aller?

Daniel désigna la pharmacie hispanique de l'autre côté de l'avenue. Il ne voulait pas du tout y aller. Il regardait autour de lui, pour s'enfuir. Daniel lui toucha le bras:

- Viens donc!

Le feu tourna. Ils traversèrent ensemble, Daniel ne lâcha pas son bras. Il sentait, en le touchant, comme une décharge. Le jeune homme était horripilé de frousse. Se pouvait-il qu'il eût du monde une conception si hostile que l'idée de pénétrer dans une pharmacie le glaçait de terreur? Pouvait-il être stupide et ignorant du monde au point de ne pas se figurer que les pharmacies vendaient des couches? Au moment d'entrer, il se cabra. Daniel lâcha son bras. S'il voulait s'enfuir, il lui en donnait la chance. On ne force personne.

Il poussa la porte et, tiens donc! l'autre lui emboîta le pas, hésitant.

Ils firent de l'effet. En partie, peut-être parce qu'on les avait vus hésiter avant d'entrer? Les deux employées levèrent sur eux des regards alarmés, les clients se retournèrent, de derrière le comptoir un homme en blouse blanche vint à eux d'un pas rapide. Trois clients attendaient mais, avant qu'ils eussent faits cinq pas, l'homme en blouse blanche leur avait demandé ce qu'ils voulaient. Pour Daniel, c'était incroyable: de sa vie on ne lui avait jamais jeté cette sorte de regard soupçonneux-prêt-à-tout quand il avait pénétré dans un magasin, il passait inaperçu, on le laissait poireauter à son aise dans les queues. Mais pour l'autre, ce devait être l'accueil habituel. C'était cela, la vie d'un jeune mâle noir à New York. Moins intimidant d'acheter une dose de crack qu'une boîte d'aspirine. Après deux secondes de silence chargées comme la terre sous l'orage, Daniel dit:

- Mon copain ici vient de devenir père, il lui faut des couches-culottes...

Tout le monde écoutait.

- Garçon ou fille? demanda l'homme.

Car l'on faisait la différence, maintenant, dans l'industrie des couches-culottes.

- Alors..., demanda Daniel en se tournant vers l'autre.

- ...Garçon...

- Félicitations! grommela l'homme.

Maintenant, il se tenait sur le trottoir, devant la pharmacie, l'air toujours aussi déphasé, encombré de deux énormes paquets bleu ciel.

- Eh bien! dit Daniel, une main sur son épaule. Félicitations!

Il lui avait aussi acheté un petit lapin en peluche et du savon.

- Merci! dit-il, hâtivement.

- Eh bien, rentre maintenant, on t'attend!

Tout son visage était agité de petites secousses. Il regardait vers le haut de l'avenue. Il hésitait encore. Daniel lui donna une petite tape dans le dos.

Il commença de marcher rapidement le long de l'avenue. Daniel traversa. Lorsqu'il fut parvenu de l'autre côté, l'autre avait disparu dans la foule. Daniel décida néanmoins de le suivre à distance, sur un pâté de maison ou deux. Il l'aperçut brièvement attendant au passage clouté de la Centième-Septième rue. Puis, à mi-chemin de la Cent-huitième, il le vit ralentir, et s'adresser aux passants, timidement, en hésitant. Il essayait de revendre les couches-culottes. C'était toujours bon à trouver? Cela le rapprocherait toujours un peu de la prochaine dose? Il n'y avait peut-être pas de bébé. Alors, bien sûr, c'était sans importance. Il y avait aussi la possibilité fascinante et horrible et bien probable qu'il existât, ce bébé... Qu'une enfant avait accouché durant la nuit Dieu sait où, qu'elle lui avait donné dix dollars pour aller acheter des couches-culottes, "Et reviens tout de suite!" Qu'elle attendait toujours ses couches... Qu'elles arriveraient peut-être, ou qu'elles n'arriveraient pas... Qu'il arriverait, lui, ou qu'il n'arriverait pas...

Jason Lovatt arriva dans l'avion des Japan Airlines à 11.30, à Kennedy-Airport. Daniel l'attendait avec la Porsche, averti la veille par un message sur son répondeur. Premières minutes chaotiques et embarrassées lorsqu'il apparut que Jason ne se rappelait plus s'il avait enregistré deux pièces de bagage ou trois. Il soupçonnait qu'on avait omis d'attacher à son billet le ticket d'enregistrement du troisième, mais il ne parvenait à s'en rappeler ni la couleur ni l'apparence.

Ils se trouvaient dans l'ascenseur du parking lorsque l'aspect de son troisième bagage lui revint en mémoire: un long cylindre enveloppé de plastique orange, qui contenait des soies peintes. Retour au guichet des Japan Airlines. Il avait du l'oublier dans l'autobus, à Tokyo. Il fouilla ses poches à la recherche d'un hypothétique billet d'autobus japonais. Il remplit une déclaration de perte en s'appliquant, d'une main secouée de tremblements infimes, comme un sismographe.

Dans la voiture, il se montra évasif au sujet de son projet sur les "Sixties," - ce n'était pas vraiment son projet, dit-il, irrité, mais une idée d'un agent new-yorkais et d'une firme de loisirs japonaise, le projet avait été recalé de quelques mois, mais s'il n'était pas coulé entièrement, il en tirerait sans doute quelque argent à l'avenir. Mais pour le moment, il n'y pensait même plus, il était tombé sur une opportunité formidable, on lui avait offert un poste de consultant pour une agence de publicité qui avait la charge d'un compte énorme pour améliorer l'image du Japon aux Etats-Unis, "en particulier parmi les segments de la population qui avaient des intérêts écologistes..."

- Tu veux dire, faire un peu oublier la déforestation de l'Asie du Sud-Est, la pêche électronique, les baleines...?

- Laisse-moi t'expliquer...

Le voyage au Japon avait été une illusion et s'achevait sur un échec. Ce serait dur, pour lui. Dola avait peut-être raison, et Barry: mon père est foutu. Jason n'expliqua rien, il oublia de parler. L'habitude qu'il avait de sucer ses gencives du bout de la langue avec de petits claquements mouillés était devenue un tic nerveux qui meublait ses moments de silence.

- Tu es fatigué?

- J'ai les jambes enflées. Les pieds aussi, j'avais du mal à rentrer dans mes chaussures...

Ces rues de Queens, Seigneur! Interminables... Maisons, gazons, une tapisserie, très beaux arbres, d'ailleurs, "le sein vert et frais du Nouveau Monde," bloc après bloc de maisons toutes identiques au milieu de leurs cellules gazonnées, propres et nettes, d'abord, et puis l'horreur, une géhenne pour les vivants, Jamaica, plus interminable encore, et partout des cimetières immenses, avec des armées de morts, des nuées, des fourmillements hallucinants de tombes, qui semblaient moins en repos qu'en marche, envahissantes. Puis, de nouveau, les alvéoles de gazon, propres et nettes, les rayons verts et frais des ghettos de la famille nucléaire.

L'avion avait atterri sous la pluie, mais lorsqu'ils arrivèrent à Forest Street, le soleil brillait vif et blanc dans un ciel de traîne, fouetté par une haute tempête, comme un océan écumant. Ah, les ciels de New York! Les arbres avaient commencé à tourner, le vert du catalpa virait au citron pâle, le sommet du liquidambar flambait. Le porche était noir de pluie, les fenêtres miroitaient, les peintures luisaient. Au bruit de leur arrivée, Linda commença d'ébranler le sous-sol de ses aboiements. Loretta l'avait mise à la cave pour la journée, à cause de la pluie.

Ils éprouvèrent des difficultés à pousser la porte d'entrée. Elle semblait bloquée de l'intérieur par la chute de quelque objet, à tout le moins la balustrade de l'escalier, ou par quelque barricade volontaire, à tout le moins par un meuble déposé dans le hall.

Ils contournèrent la maison et entrèrent par la porte de derrière qui donnait sur la cuisine. Dans le hall, obstruant la porte d'entrée, ils trouvèrent un énorme canapé bouffi, bovin, bucoliquement recouvert de tissu jaune à grandes fleurs, avec des passementeries. On s'était contenté de le pousser dans l'entrée, et puis on l'avait calé contre la porte. Il n'était pas difficile de deviner le cerveau concepteur de l'opération, ni son bras exécutant. Jason entra aussitôt dans une colère folle. Daniel lui assura qu'il n'était au courant de rien, et éclata de rire. Jason se jeta sur le téléphone.

Daniel ressortit pour prendre les bagages dans la voiture. Du dehors, il entendait son père vociférer d'une drôle de voix aiguë, geignarde. La chienne continuait de hurler.

Il déposa les valises au milieu de la cuisine. Jason raccrocha.

Il le trouva assis, effondré, dans le living-room. Il n'avait pas quitté son manteau.

- C'est inouï, inoui! gémit-il de cette même voix flûtée, contrainte. Elle a acheté le canapé dans une vente de garage, elle me le prête, dit-elle, en échange de mon ottomane, qui me sera rendue à sa mort... Elle l'a fait livrer ici par Barry...

Après son accès de colère exagérée, il était maintenant comme écrasé par un désespoir pareillement incongru. La salive s'était amassée sous sa lèvre inférieure. Elle moussait légèrement aux commissures.

- Quand même, dit Daniel, elle est plutôt marrante, cette histoire!

Jason le regarda, hagard, positivement haineux, et son rire s'arrêta. Il vit que le bras gauche de son père tremblait très fort. Pour le cacher, Jason s'assit sur sa main.

- Qu'est-ce qu'on en fait? Tu veux que j'appelle Barry, pour qu'il l'enlève?

Il était hideux, ce canapé. Une vente de garage! Daniel pesa des poings sur les coussins du siège: à un bout, les ressorts paraissaient cassés. Il s'assit, pour voir: il s'enfonça presque jusqu'au sol.

- Il est foutu, dit-il.

Il était trop énorme, aussi, pour passer par la porte du salon, et Barry n'avait pu faire autrement que de le laisser coincé là.

Jason plongea la tête dans ses mains et se mit à pleurer à petits cris, comme un enfant.

- Il n'y a vraiment pas de quoi! Faut-il que tu sois fatigué!

Il se souvint d'une bouteille de Glenfiddich non entamée, dans un placard de la cuisine. Il versa deux verres. Il n'y avait pas de lait frais, ni d'oeufs, ni de pain éponge dans le réfrigérateur comme pour son arrivée. Lorsqu'il avait reçu le message de son père, il avait oublié d'avertir Loretta. Il mit le chauffage, qui partit en ronflant. Il lui avait manqué gravement: il aurait du venir ici et mettre un peu d'ordre dans la maison avant que son père n'arrive. Il n'y avait pas pensé. Négligent, égoïste, en lui-même absorbé. Il se sentait coupable, plus malheureux qu'il n'osait dire, surtout de voir son père dans cet état risible.

Il lui tendit l'un des verres, que Jason saisit à deux mains et porta aussitôt à ses lèvres, goulûment.

- Veux-tu que j'appelle Barry? dit Daniel.

- Pour quoi faire?

- Mais... pour nous débarrasser de ce truc!

- Jamais de la vie! Après un coup pareil, je ne veux pas revoir Barry...

- Tu ne veux pas revoir ton fils à cause de cela? Et pourquoi donc? Tu l'avais promise à ta mère, cette ottomane ridicule!

- J'ai changé d'avis. Je le lui ai dit. Barry le savait. Il se trouve que l'ottomane s'insère parfaitement dans la bay-window du salon.

Il parlait sur un ton tout à fait normal, soudain, parfaitement contrôlé. Et chaque parole était une énormité. Daniel se sentit devenir fou de fureur, gagné par leur délire.

- Tu es pire qu'elle, ma parole, explosa-t-il.

Il l'aurait volontiers planté là, avec son canapé, ses bagages et sa Porsche, et son whisky. Seule le retenait l'idée des désastres éventuels que Jason, laissé à lui-même, provoquerait en tentant de débarrasser du canapé. Sûrement, il ne pouvait les laisser, la maison et lui, en pariel état. Il examina cette pensée stupéfiante: lui, responsable de son père! De ce type au fond inconnu, effondré dans son pardessus, qui se mouchait et se tapotait les yeux de son mouchoir!

- Viens, lui dit-il doucement. On ne peut pas le laisser ici, on va essayer de le pousser dehors, tu peux m'aider?

Il fallut d'abord le tirer en arrière, pour dégager la porte. Il occupait tout entier le hall minuscule. Daniel suggéra de le mettre dans le petit hangar, où se trouvait le panier de basket-ball, mais il était évident que la porte en était trop petite.

- On pourrait le laisser sur le porche, offrit Daniel. Le temps de trouver quelqu'un pour l'enlever.

- Je ne peux pas le faire enlever, dit Jason, sarcastique. Il m'a seulement été prêté!

Daniel ferma les yeux et contempla un ciel intérieur où trônait un dieu de dessin humoristique, d'un mauvais esprit lamentable, la seule idée de la déité qu'il pouvait évoquer sans effort.

Jason suggéra de porter le canapé dehors, à côté de l'allée, hors de vue de la rue.

Ils parvinrent à pousser le canapé sous le porche, puis ils l'inclinèrent en le calant, pour le pousser au bas des marches. Il était effroyablement lourd, la base en était rigide et massive, comme un cercueil.

Jason se mit à souffler, très rouge. Daniel s'étonna que la manoeuvre lui demandât un si grand effort: ils étaient presque de la même taille, il était bâti solidement, il n'avait que soixante ans. Même en considérant la fatigue du voyage, et le fait qu'il était notoirement inepte de ses mains, et sa curieuse vanité, qui lui faisait refuser tout effort physique, en ce qui le concernait, qui ne fût pas gratuit et sportif, cette faiblesse, jointe aux autres symptômes bizarres de son comportement, commença de lui paraître inquiétante. Joyce, déjà, lui avait consulter deux médecins. Ce Jason-là, auquel il avait affaire, était, sous le traits de son père, une version tout à fait différente et inconnue de son père, peut-être fallait-il se rendre à l'évidence que c'était un Jason malade, voire, horreur, ce n'était nullement inconcevable, un étranger qui allait se substituer à lui de manière définitive. Daniel regretta de l'avoir engagé à l'aider à se débarrasser de cette sorte de boeuf envolanté qui les encombrait. Il aurait pu le manoeuvrer seul, sans doute. Le canapé apparaissait, à tout prendre, tel qu'en lui même, plutôt domestiqué. Daniel s'arrangea pour prendre sur lui le maximum de poids.

Jason se trouvait en haut des marches du porche, qui étaient mouillées de pluie. Daniel, quatre marches plus bas, soulevait son extrémité et s'apprêtait à reculer pour permettre à Jason de descendre avec la sienne. A ce moment, contre toute attente, le canapé retrouva sa vraie nature et se mit à charger en avant, se poussant de toutes ses forces dans les jambes de Daniel qui perdit l'équilibre et ne s'épargna d'être écraser qu'en laissant promptement tomber son côté de la chose, et volant hors de son atteinte. Elle s'effondra, la chose, dans un craquement sinistre de bois et de ressorts, oscilla un instant comme si elle allait atterrir en tourné-boulé sur le gazon, mais fut retenue par une marche du perron qui s'écorna sous le poids. Daniel se retrouva par-terre, ayant heurté, en tombant, les dernières marches du perron, et averti par une douleur cuisante qu'il ne s'assiérait point sans mal pendant quelques jours.

- Seigneur, Dad! Mais qu'est-ce qui t'a pris? Tu ne pouvais pas faire attention?

Jason, qui avait failli tomber lui-même, s'agrippait au monstre en faisant mine de le stabiliser. Il resta immobile, pétrifié dans une attitude bizarre. Il dit, plusieurs fois de suite, dans un souffle, comme après un effort beaucoup plus intense que celui qu'il avait en apparence fourni:

- Je ne sais pas, je suis désolé, je suis désolé, je suis désolé, désolé...

- Lâche donc, dit Daniel. Je vais voir si je peux le bouger tout seul!

Il souleva de son côté et vit que s'il renonçait à faire attention aux marches, qui étaient déjà endommagées, et qu'il faudrait faire repeindre de toute façon, il parviendrait assez aisément à le faire glisser jusqu'en bas du porche.

- On ne peut pas le laisser comme ça, dit Jason. Je me sens mieux. Je crois que je peux t'aider!

Il commença de paraître que sa faiblesse avait été accidentelle, car ils parvinrent à porter le monstre, redevenu docile, presque sans mal dans l'allée. Mais là, en tournant le coin de la maison, Jason s'effondra soudain, se plaignant que son bras gauche avait cédé. Il tremblait en effet, ce bras, et se trémoussait comme agité d'une vie propre. Jason se laissa tomber sur le canapé. De nouveau, il s'assit sur sa main, pour l'immobiliser.

- Dad, c'est fréquent, cela?

- Ce n'est rien, dit-il, rien, rien, rien, rien...

- Cela fait longtemps que tu répètes des mots, comme ça?

- Oh, va-t-en, laisse-moi! dit-il. Laisse-moi, laisse-moi...

- Dad, excuse-moi, je suis désolé de t'avoir fâché, vraiment, je voulais seulement...

- Seulement, seulement, seulement, seulement...

Echolalie. Daniel était certain que son père avait eu une attaque. Récemment, au Japon sans doute. Il ne s'en serait même pas aperçu. Cela pouvait se produire en plein sommeil. Ou bien, il aurait fait de son mieux pour l'ignorer.

Jason était retombé en lui-même et il se tenait la tête à deux mains, la gauche toujours tremblant légèrement. Daniel l'approcha par derrière et passa tendrement les bras autour de son cou.

- Dad, est-ce que tu as vu un docteur récemment?

- Ce n'est rien, dit-il. C'est toujours à cause d'elle... d'elle... d'elle... Généralement, je me sens toujours bien, bien, bien...

- Dad, ton bras... ce n'est pas normal... Tu devrais voir un médecin pour ça...

- Et puis, dit soudain Jason avec un haut-le-corps, pourquoi n'es-tu pas venu vérifier que le maison était en ordre? Tu aurais pu t'en débarrasser avant que je n'arrive...

- Je suis désolé, Dad... Je n'y avais pas pensé...

- J'arrive ici après trois mois de dur travail, et je me retrouve dans une porcherie. Je sais que je ne t'ai pas demandé de faire quoi que ce soit, mais tout de même, il me semble que l'idée aurait pu te venir toute seule, non? Je pensais... En échange pour la voiture, tu aurais pu te sentir un peu obligé, non?

- Je ne me suis pas beaucoup servi de la voiture...

Elle arriva. Elle stoppa sa chaloupe à l'entrée de l'allée, que le canapé encombrait. Elle se précipita hors de la voiture avec avec un éclat de rire et cria:

- Jason! Oh, Jason! Je ne peux pas en croire mes yeux...

Jason se leva et étendit les bras vers elle. Ils s'embrassèrent amicalement, elle, dansant sur place.

- Tu n'étais pas au courant de mon retour? demanda Jason.

- Mais non, non!

- Il aurait pu te dire, quand même!

Daniel lui tendit la main. Elle la saisit avec une sorte de précipitation étonnée, et la retînt entre les siennes. Elle n'avait pas l'habitude de serrer les mains.

Elle retourna à la voiture et désangla Lukas de son siège de sécurité. Elle porta sur le bras l'enfant qui regarda Jason et le canapé avec étonnement.

- Mais qu'est-ce que vous faites là, tous les deux? s'écria-t-elle, en agitant la main en direction du canapé.

- C'est un prêt de ma mère!

- Ah, oui, je m'en doutais...

Un miracle avait eu lieu avec l'apparition de Loretta: le vieux Jason s'était substitué en un tourne-main à la version nouvelle: se tenant droit, décontracté, le bras immobile, la voix décidée, soudriant, sans la moindre trace d'écholalie...

- Et maintenant, qu'allez-vous en faire?

- J'ai suggéré les ordures ménagères mais il semble que Dad désire le garder.

- On peut le mettre à la cave, suggéra-t-elle.

Elle descendit les marches de la cave, ouvrit la porte, et Linda, qui depuis deux minutes hurlait et japait comme une folle, sauta au dehors, les visita l'un après l'autre, s'ébroua, et puis se précipita sur le canapé, dont elle se mit à lire avidement la monstrueuse histoire olfactive exquisement détaillée avec l'enthousiasme brouillon d'un chercheur qui vient de trouver un volume inconnu et inespéré.

La cave était séparée en deux cages grillagées, une pour chacun des locataires, avec une large partie commune où se trouvaient la machine à laver et le séchoir électrique. Au fond, deux escaliers étroits accédaient aux deux cuisines.

- On pourrait le mettre ici, dit-elle.

Elle désigna l'entrée, à côté de la porte.

- Si cela ne t'encombre pas, toi...

- Mais pas du tout... Si ça ne vous dérange pas que Linda se couche dessus, quand il pleut... Je mettrai une couverture...

- Allons donc, ce n'est pas la peine!

- Alors, allons-y! s'écria-t-elle.

Elle enferma Linda et l'enfant dans la voiture pour les garder hors de leurs jambes.

- Je suis forte, dit-elle. A . A nous trois...

Ils déménagèrent la chose sans encombre jusqu'aux marches du sous-sol. C'était très dur pour elle. Jason, pour la bella figura, insista pour participer à cet effort.

L'escalier était étroit, ainsi que la porte du sous-sol. Ils craignirent que le canapé ne passât pas. Daniel le manoeuvrait tout seul, avec une petite aide de Loretta à l'autre bout.

Daniel et Loretta poussèrent le canapé en place contre le mur, sous la lumière du soupirail. Cette partie du sous-sol était presque vide et la présence du canapé n'y était pas gênante. Jason libéra alors la chienne et l'enfant et Linda détala en direction de la cave, sauta sur le canapé pour y reprendre la lecture interrompue, en grattant les coussins de ses griffes, et enfonçant sa truffe dans l'aisselle des accoudoirs, afin d'accéder à d'autres pages savoureuses de cette biographie. Les trois humains se récrièrent d'horreur amusée, elle les regarda tour à tour, dressant l'oreille à leur rire, leurs visages semblaient l'encourager. Elle leur tira la langue d'un air débonnaire. Elle s'allongea et s'étira avec une délicatesse comique. Les ressorts s'incurvaient sous son poids, en se plaignant doucement, comme si elle avait réveillé, en pesant dessus, des colonies de souris incarcérées. Elle se roula voluptueusement sur le dos, longuement, pour imprégner de son odeur cette heureuse acquisition.

Loretta insista pour les faire dîner avec elle: justement, elle venait d'acheter un rôti de boeuf. Elle monta dans la chambre à coucher de Jason et prépara son lit. Elle changea les serviettes dans la salle de bains. Elle déménagea de sa propre bay-window dans celle, symétrique, de Jason, derrière l'ottomane cramoisie, un amaryllis sur le point de fleurir.

Dans la Porsche, comme Jason le reconduisait à la gare, il lui dit:

- Loretta, elle est charmante! Culture: zéro. Pourtant, elle est allée à l'Université, un an ou deux... Avant de partir, je l'ai invitée à un concert de musique baroque, eh bien, elle ne savait pas ce que c'était, la musique baroque, elle croyait que c'était une forme de musique rock dont elle n'avait pas encore entendu parler, le bah-rock, en quelque sorte, haha! "Baroque," pour elle, c'est synonyme de bizarre, grossier... Elle te dira: "Il est baroque, ce type..."

Médisant et méprisant, il avait recouvré son état normal. Son moment de faiblesse, si proche, et dont elle l'avait si totalement guéri, par le seul pouvoir de sa présence, en paraissait presque inconcevable.

- Il faut que tu prennes bien soin d'elle!

- Cela va de soi! De quoi t'inquiètes-tu?

- Je crois qu'elle est aux prises avec une sacrée dépression...

- Allons donc! Elle n'en a pas l'air...

- Elle pleure la nuit...

- Comment le sais-tu?

- Je l'ai entendue pendant deux nuits. Elle m'a fichu la frousse...

- ça n'est pas nécessairement une dépression...

- Deux nuits de suite, peut-être trois... Toutes les nuits que j'étais ici...

- Nous avons tous nos problèmes.

- Je pensais qu'il serait bon de t'avertir...

- Merci! Je la consolerai... Fais-moi confiance...

- Je suis désolé de ne pas l'avoir avertie de ta venue...

- Ne revenons pas là-dessus!

- Je me sentais gêné. J'ai essayé de lui toucher un mot au sujet de ses crises de larmes... Je lui ai même téléphoné, au milieu de la nuit... Cela m'inquiétait, tu comprends... Elle a tout nié... ça a jeté un froid...

- Elle ne te dois pas de confidences... Elle n'en sait peut-être rien elle-même, y as-tu pensé? C'est fou ce que les gens peuvent nier, c'est effarant, je t'assure... Tu as bien fait de m'avertir... Si c'est une névrosée, il vaut mieux que je garde mes distances...

"Il vaut mieux que je garde mes distances..." Non, ce n'était pas du tout de cela, de garder ses distances, qu'il avait voulu l'avertir.

Avec la nuit, la pluie était revenue.

Le train IRT était vide. Le métro, après cela, bondé, effervescent, fiévreux. Il n'avait jamais pris le métro à minuit, à Manhattan. Le métro était le lieu où se rencontraient les deux mondes intouchables, le blanc et le noir. A cette heure, il était entièrement aux mains du monde de la nuit, de tout ce qui était non-blanc et souterrain, il était envahi par une foule nocturne, relâchée, aux allures de fête, sourdement menaçante dans sa décontraction. Il n'y avait presque personne de blanc-blanc comme lui. Il était seul tout à coup, au milieu d'une foule qui lui disait, au moyen de centaines d'yeux qui glissaient indifféremment sur lui, qu'il était seul. Malgré lui, son oeil cherchait à s'assurer, nerveusement, de la présence de couleurs plus claires qui auraient, pour ainsi dire, dilué ce que la sienne avait d'offensant. Une famille indienne entra dans sa voiture, un homme barbu d'aspect digne et féroce et trois femmes en sari. Puis une famille de latinos nantie d'une volée de petites filles, ils semblaient tous venir d'un mariage, elles étaient couvertes de fleurs, de leurs parkas dépassaient des robes d'organdi volantées et leurs jambettes en bas blancs et souliers vernis. Les hommes étaient en smoking, inondés de parfum, et leurs femmes dodues, efflorescentes; les fillettes leur grimpaient sur les genoux et rampaient des uns aux autres.

Il resta debout. Sa fesse lui faisait mal et l'un des muscles de sa cuisse lui cuisait tout du long. Un homme lui poussa rudement le pavillon d'un saxophone dans les côtes. Il portait des lunettes de soleil, il était vêtu de soie rose indien. Des pantalons moulés et une chemise échancrée. En se retournant, il vit un couple de jeunes géants assis: la femme devait être aussi grande que lui, l'homme la dépassait encore de la tête, effroyablement beaux tous les deux, leur beauté intimidante, oui, comme une arme braquée sur lui. L'homme, surtout, le stupéfiait: il était vraiment très jeune, il y avait comme un éclat de neuf sur toutes les surfaces visibles de sa peau, dans ses yeux, sur ses ongles, tout en lui paraissait pur et inutilisé; ses yeux n'avaient jamais vu, ses dents n'avaient jamais souri, la laideur du monde ne l'avait jamais atteint. Son nez à l'arête droite et mince avait les narines larges et relevées, comme des ailes, et vibrantes, ses paupières étaient découpées en amande, sa peau était d'un brun profond, pourtant éloigné de plusieurs générations de la noirceur africaine, sa bouche avait le tracé incisif et gracieux de celle des colosses égyptiens. Il portait en mohawk ses cheveux très crépus, plusieurs paires de grandes boucles d'oreilles d'or lui perçaient les oreilles, plusieurs de ses dents étaient couvertes d'or, ses mains étaient sûrement les plus belles mains qu'il lui ait jamais été donné de voir, gigantesques et délicates, soyeuses et osseuses, si grandes que si elles s'étaient posées sur lui, sur sa tête, ces énormes mains, il serait redevenu comme un enfant. Elles étaient ornées de plusieurs bagues d'or et d'une montre en or très plate, du genre pour lequel, en cette ville, on était censé vous assassiner, vous châtrer, vous pendre des ridelles d'un pont. Il était vêtu tout de cuir et de belle laine, et la fille avec lui, de même. Noir, gris, brun. Elle, était vraiment très noire, sa chevelure était faite d'une forêt vermiculée de petites tresses dressées et recourbées qui lui faisaient comme un casque de fil de fer tordu. Ses ongles étaient d'une longueur effrayante et ils avaient poussé naturellement, elle les avait laissés tels quels, dix petits poignards rose saumoné et translucides. Sa tête de chatte, en triangle, s'épanouissait en de voluptueuses lèvres ourlées au crayon blanc. Le pharaon et son épouse-soeur. Et comme deux colosses devant le désert de Nubie ils étaient assis, face au corridor. Ils paraissaient seuls. Rien, autour d'eux, qui suggérât une garde du corps. En fait, c'était incroyable, ils semblaient ne pas attirer l'attention. Le simple étalage de leur bimbeloterie dans le subway était en soi une provocation. Un jeune roi de la drogue, peut-être? Mais alors, pourquoi le métro? Par défi, par plan? Etaient-ils des artistes, des danseurs, des modèles? Sûrement, avec ces ongles et ces boucles d'oreilles, ils ne travaillaient pas dans un bureau? Pouvaient-ils même avoir une autre activité que de s'inventer eux-mêmes? Ils existaient pour ce bref moment peut-être. Sans doute se rendaient-ils à quelque party à Harlem ou dans le Bronx? Mais des artistes parvenus à ce point de récompenses matérielles ne s'exposeraient pas ainsi... Ils prendraient un taxi, une limo blindée... Il ne fallait pas s'y tromper: au-delà d'eux commençaient à peine les limites de ce qui, pour le monde d'en-haut, était acceptable. Ils étaient plongés tout entiers dans le non-blanc, le non-utile, le non-souffrir, l'impuni, l'irréprimé, le non-durable. Ils étaient, se dit Daniel, et c'était peut-être cela qui rendait leur apparition miraculeuse, si faciles à abattre... Un policier mal embouché trouverait sans doute en quelques minutes un prétexte suffisant pour les capturer tout vibrants et les mettre en cage. Une trace de drogue, une réaction de colère, un objet volé... à tout le moins. Et c'était presque le moindre des dangers. Le monde d'en-haut les dépouillerait, les réduirait, le monde d'en-bas, il ne fallait pas s'y tromper, son indifférence n'était qu'apparente, le monde d'en-bas les dévorerait. Un boulet, comme un taon qui heurte une vitre... Il était armé, sans doute? Tant d'or sur une personne vous avertissait. Qu'était-ce qu'une arme? Il gênerait quelqu'un dans la hiérarchie, aujourd'hui, demain, et il disparaîtrait sans avoir eu le temps d'imaginer cette issue mauvaise, occupé entièrement à se créer, à être cette splendide apparence... Il avait tout de même survécu le temps d'acquérir une montre genevoise extra-plate... Daniel les contemplait presque en extase, ému de fond en comble. Ils le regardèrent en retour, comprenant. Ils se rapprochèrent l'un de l'autre, en se tenant la main, et souriant, comme pour une photo. C'était parce qu'ils étaient deux qu'ils étaient si parfaits, et qu'il osa les regarder tout droit, sans crainte.

- You not American, dit le jeune roi.

- No, French!

- Oh, French, yeah! Geee... Wow... Never met one before...

Tout à coup, le joueur de sax, il était dans le dos de Daniel, emboucha son instrument et le fracas retentit. Magnifique, profond. Sax baryton. Tout se figea. Les petites filles en organdi crièrent, effrayées, amusées. Le train express s'était lancé, secoué, cahotant, sur la longue voie rapide entre la soixante-douzième et la quatre-vingt-seizième rue, les pylones de fer passaient, zip, zip, zip, des deux côtés, traversant les stations illuminées, s'emballant, la soixante-dix-neuvième, la quatre-vingt-sixième, aux carreaux-cuisines, carreaux-pissoirs... Le son du sax remplissait le wagon, la respiration de ce type, ils étaient tous pris dedans, elle les atomisait de l'intérieur, prisonniers, dissous... soumis au même sort, au même souffle, les tympans vibrants prêts à éclater, si jamais il était porteur, ce type, de ce nouveau bacille dont les journaux commençaient de parler, elle descendrait comme de la neige au fond de nos poumons, nous serions morts bientôt, tous, à brêve échéance... Une arche, une nef des fous, dans sa cavale de destin incontrôlable, une planète complète sur ses rails...

Pleurerait-elle, cette nuit? Sans doute, elle se laisserait bercer d'espoirs. Elle pleurerait sans le savoir. Il lui en voulait d'être rendue si heureuse par la simple apparition de son père. Il essaya d'imaginer une simple apparition qui pourrait le rendre, lui, heureux de cette manière. Le couple du métro - cela comptait-il? Personne ne lui importait assez, il ne dépendait assez de personne. Une victoire, en quelque sorte. "Il vaut mieux que je garde mes distances..." Il était comme son père.




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