Il gara la Porsche sur le rectangle de gravier derrière la maison, à côté de la chaloupe anthracite, une Chevrolet Cavalier, dont le châssis frôlait quasi le sol. La chienne courait dans la cour. Elle bondit vers lui et le flaira avec enthousiasme (les espadrilles, la braguette) lorsqu'il descendit de voiture. Elle remuait vigoureusement la queue, en se battant les flancs, et puis en moulinets. Elle tirait la langue en haletant. Elle lui couvrit le poignet de bave satinée. Machinalement, il plongea la main dans sa fourrure et se commença de la gratter derrière les oreilles. Cela ne manquait jamais: elle s'immobilisa, frémissante de gratitude. Et quand il retira sa main, elle lui sauta dessus avec l'élan fanatique qu'elle aurait mis à arrêter un voleur. L'enfant jouait sur la pelouse. Un petit bassin rond fait de trois boudins de plastique gonflés, avec un peu d'eau au fond. L'enfant poussait quelque chose à la surface de l'eau, avec une branche. Il leva vers Daniel un regard méfiant. La chienne se précipita vers le bassin pour laper l'eau.
Du côté la rue, il y avait un grand catalpa qui faisait une ombre profonde - c'était l'arbre dont les branches touchaient les écrans moustiquaires de la fenêtre, à l'étage. Dessous, il y avait une table de bois avec deux bancs. Entre le catalpa et un liquidambar, un hamac était tendu, contenant un oreiller et un magazine. Sur la table, des assiettes de carton, des couverts de plastiques, des gobelets. Des bouteilles, des boîtes de Coca-Cola de régime. Assis, un garçon de douze ou treize ans à demi nu, efflanqué, renfrogné, pâle. Il portait une casquette blanche avec une grande visière de plastique mauve transparent.
Elle sortit par l'une des deux portes de derrière, celle qui ouvrait sur sa cuisine. Elle portait un grand bol de salade. Elle s'excusa d'avoir ainsi usurpé la table, qui se trouvait du côté de la cour qui appartenait à Jason.
- Nous mangions tous les jours dehors, à cette table, avec Jason. Il faisait si chaud, en juillet!
Elle portait un short et un petit débardeur qui ne lui couvrait pas le nombril. Ses jambes étaient longues mais point minces, les chevilles et les genoux étaient même d'une grosseur carrément rustique, ses grands pieds solides et veinés étaient fichés dans des sabots de cuir à la mode scandinave. Sa taille était plutôt grasse, son nombril plissé à l'horizontale. Elle lui offrit de déjeûner avec eux. Elle avait des sandwiches tout prêts, elle avait de la bière, aussi, dans le réfrigérateur. Elle avait des taches de rousseur sur les épaules et sur le haut des bras.
Il dit qu'il prendrait bien une bière.
Elle disparut dans la maison. Cela lui permit de voir, sur l'envers de ses cuisses, des échelles de plis de cellulite.
Le garçon à la visière était son neveu Tuck, dit-elle, en tendant à Daniel la boîte de bière qui était glacée - il avait horreur de ça. Elle s'assit en face de lui. Elle avait profité de cette demi-minute à l'intérieur de la maison pour se mettre du rouge à lèvres. Rose saumon. Elle avala le rouge à lèvres avec trois bouchées de son opulent sandwich. En mangeant, elle tenait d'une main ses cheveux écartés de son visage.
- Comment va votre grand-mère?
Il lui dit qu'il avait rencontré chez elle son frère Barry, qui s'était mieux acquité que lui de la commission.
- Ah, oui, Barry!
- Vous le connaissez?
- Il a aidé Jason à déménager, dit-elle. Il parait très compétent. Il nettoie des piscines, n'est-ce pas?
Elle, était toiletteuse de chiens. Elle travaillait dans un salon pour chien dans le centre de Flushing. Son nom était grec mais son mari était originaire du Liban. Ses parents habitaient toujours au Wisconsin, à Superior, c'est très au nord, au bord du Lake Superior, pratiquement incorporé à Duluth, Minnesota, mais elle avait une soeur à Queens, c'était la mère de Tuck. Au temps de son mariage, elle vivait à Astoria. Les parents de son mari avaient un restaurant oriental, avec des danseuses du ventre. Son mari vivait présentement en Californie, il était dans les biscuits. Elle avait été mariée une première fois à un éleveur de chiens, au Wisconsin. Elle était née au Texas, son père était dans l'armée, au Texas, puis dans le matériel agricole, au Wisconsin. Famille d'origine suisse et irlandaise. Elle avait déménagé plusieurs fois, depuis qu'elle habitait Queens. Elle n'était ici que depuis un mois, ç'avait été difficile de trouver une location, à cause de la chienne... Heureusement, Jason l'avait acceptée de bon coeur, il disait que cela le rajeunissait, de partager la maison avec une chienne, un enfant, d'avoir des barbecues dans la cour, de tondre le gazon, cela faisait tellement "années cinquante..."
- Il faut si peu de choses pour se sentir bien, en harmonie avec le monde et avec soi-même, déclara-t-elle avec une expression à la fois sentencieuse et candide. Si peu de gens sont capables d'apprécier...
Elle l'interrogea sur ses chiens, à lui, sa mère, ses petites soeurs. Il lui donna toutes sortes d'informations, très détaillées. Elle l'écoutait avec admiration, pensant à Jason tout le temps, s'émerveillant de tout ce que chacune de ses paroles ajoutait à la perception qu'elle avait de Jason. Ou du moins était-ce ainsi que Daniel s'expliquait son large sourire avide.
Après le déjeûner, elle se coucha dans le hamac. Elle avait mis l'enfant au lit, au frais, dans sa chambre. L'autre, le neveu, s'était esquivé pour regarder la télévision. Daniel était monté à l'étage, dans la chambre où se trouvait le conditionneur d'air. Il avait emmené une pile de livres. De la fenêtre, il pouvait la voir étendue près de la Porsche, à l'ombre du catalpa, la moitié du corps au soleil. Comme ses sourcils étaient bas et droits, épais et lustrés, proches des cils, elle était plus belle les yeux fermés. Daniel se tenait en retrait, de crainte d'être aperçu, si elle venait à ouvrir les yeux. Elle avait laissé ouvert sur ses cuisses un exemplaire de People-Magazine. Pas une brise; pas une page ne bougeait. La chienne était allongée sur le gazon, à l'ombre de la Porsche, les pattes étirées au maximum, pour se rafraîchir. Loretta avait remonté son débardeur, tenant beaucoup, semblait-il, à ce que ce coussinet graisseux situé sur son estomac prenne le soleil le plus possible. Mrs Theodoko -comment était-ce déjà, kara, raka, rakata... rakatakos? Sur son perchoir, d'où il la contemplait en plongée, une chose avait commencé d'irriter Daniel: le dessin blanc d'un soutien-gorge sur sa peau, qui l'avait légèrement intrigué pendant le repas, et qu'elle exposait en écartant de ses épaules les bretelles de son débardeur. Cela faisait vieux jeu, c'était vulgaire. Cela faisait même carrément cloche. Et cela l'excitait, il en était irrité contre elle et contre lui-même. Depuis qu'il l'avait vue ce matin - était-ce à cause de la colère qui bouillait en lui lorsqu'il s'était présenté chez elle - tout ce qu'il avait cru lui trouver comme qualités négatives avait eu pour effet de l'irriter et de l'exciter sourdement: sa docilité, sa religiosité sentimentale (pure conjoncture de son imagination) et même son manque de sophistication culinaire, démontré par ce pain spongieux qu'elle avait placé dans son réfrigérateur, et ce café d'une marque commune, et cette bière glacée qu'elle lui avait servi. Elle le faisait sentir détestablement supérieur. Supérieur, même, en tant qu'Européen et que Français. Cultivé, pointilleux, ironique. Tout ce qui, chez son père, impressionnait cette femme jusqu'à la bêtise admirante. Or, l'attitude de Loretta envers lui avait été parfaite, correcte, affable, sympathique, amicale, prévenante, enthousiaste, hospitalière. La fameuse gentillesse américaine. Elle avait même fait le lit pour lui. Il était secrètement odieux à son égard, se haïssait de l'être, se sentait humilié par le pouvoir qu'avaient sur lui ces stupides marques de bretelles. Il avait grandi entouré de nudité. Et le voici, caché derrière une fenêtre, fasciné dans son esprit par les taches de rousseur de Loretta, qui se fondaient dans les zones bronzées de sa peau et se continuaient sur les blanches, se demandant jusqu'où elles descendaient et si elles rejoignaient sur le mamelon. Il commença de se caresser en la regardant, puis il alla se coucher sur le lit.
Il n'éprouvait pas de honte, elle avait été extirpée de lui par les rigueurs du temps. Maman et Enzo avaient procédé à cette chirurgie radicale: ils lui avaient presque ordonné la masturbation. Il entendait les paroles de sa mère, à table, sous la glycine: "En tous cas, cela ne donnera jamais ce sida à personne." Il avait treize ans, c'était au tout début, il avait rougi, nul autour de la table n'avait feint de s'en apercevoir, mais la remarque lui était destinée. Tous s'étaient exclamés, sans le regarder, disant leur approbation. Quelqu'un suggéra même que, devant la gravité de la situation, l'Eglise devrait corriger sa définition arriérée de la masturbation comme d'"un désordre moral grave," et l'on demanda son avis à Frère François, l'un des invités, sur la nécessité de rendre acceptable, à l'avenir, la seule pratique sexuelle qui ne fût pas périlleuse.
Sans honte il se masturbait, consciencieusement, mais non sans culpabilité: un spectateur moraliste demeurait tapi zélé, souvent navré jusqu'aux larmes, ou ricanant, en son petit théâtre. Non de ce qu'il faisait, mais des pensées affluentes: ses fantasmes le choquaient et l'humiliaient. Dégradants parfois, cruels, et pire que tout, bêtes. Surtout, le masturbateur ne discernait pas qu'en nul endroit précis ils ne se dissociassent de sa volonté. Elles étaient, ces pensées, parfaitement volontaires, à lui soumises, chiennes dévouées, mais sa volonté était bandée pour un but tout-puissant, cette bonne vieille explosion énergique, et il les lâchait, ses chiennes, avec joie, rageusement: coupable, libre, inexorable. Immoral, irresponsable, le dernier des dégueulasses. Alors qu'il se voulait le reste du temps tout le contraire: moral, juste, responsable, tolérant, généreux, écolo, bon. Toutes les autorités du monde pouvaient faire volte-face et bénir la branlette: elles ne parviendraient pas à le réconcilier tout à fait avec cette méchante imbécillité infuse. Il s'était renseigné autour de lui, consciencieusement: on lui avait expliqué qu'il n'y avait pas lieu de s'inquiéter, cela provenait du fait qu'il ne baisait pas assez. Car un régime de rêves et de fantaisies vous abrutissait les sentiments, vous rendait la sexualité grossière, abusive, lourdaude, ordurière, triviale, et pire encore: discourtoise, désobligeante, sadique, sexiste. Lourdeur des nourritures mentales, acide, rots, indigestion. Il n'y existait pas d'argument plus fort en faveur d'une vie sexuelle la plus active possible. C'était fou ce qu'une main étrangère sur votre sexe, en comparaison, vous éclairait l'esprit... Alors, il avait imaginé de se mettre des gants, parfois, de peau, de soie, de cachemire, de caoutchouc, pour créer l'illusion. Ce n'était pas du tout un fétiche. C'était pour s'amuser de lui-même. Une vraie discipline! A quelle misère l'époque vous condamnait!
Il prit bien du plaisir avec Mrs Theodora, Rakatos, Loretta, cruellement et bêtement, comme toujours, l'ayant violée et toute vive écartelée. L'ayant humiliée, fort maltraitée, et joui d'elle de part en part. Mrs Theodorakatos et ses traces de bretelles avaient touché en lui une fibre profonde. Pouvait-on se considérer comme une personne moralement responsable si l'on se vautrait ainsi en des fantasmes avilissants pour le plus innocent de ses prochains? Remettaient-ils en question, ces fantasmes, la cohérence morale et la parfaite décence du reste de vos jours et de vos nuits? Etait-il même moralement valide de s'interroger là-dessus? Car enfin, ils n'impliquaient que lui seul, n'étaient connues que de lui seul, ne scandalisaient personne (à moins de croire en un Dieu omniscient éternellement à l'affût des misérables fadaises occupant l'esprit des hommes - quelle bizarre conception, soit dit en passant!) Alors, qu'importait? Loretta s'en trouvait-elle même endommagée, dans son esprit? Le respect, la sympathie qu'il avait pour elle s'en trouvaient-ils diminués? Non. En était-il bien sûr? Non, il n'était sûr de rien. A la longue. En de certaines circonstances. S'il se trouvait avec elle dans quelque situation imprévisible... Comment pourrait-il répondre de ce qu'il penserait d'elle alors? De ce qu'il imaginerait, de ce qu'il lui ferait peut-être? Cela se passait dans le sous-sol commun des âmes, dans l'immense forêt de racines enchevêtrées, dans l'inavouable profondeur des larmes et des gémissements... Au fond de cinq milliards de têtes fermentant ces petits délires, y compris je le parierai la sienne, à elle, Loretta... Tout le reste était simplement plaqué dessus, comme une façade, comme un décor, avec quelques fausses perspectives peintes, quelques trompe-l'oeil, faux jardins, faux nuages... Mais il restait peut-être un grand art à inventer, suggérait le spectateur zélé navré de regret, une discipline, une technique de méditation, une esthétique des fantaisies masturbatoires. Dangereux de toucher à ça, sans doute... Trop tard, de toute façon... On avait manqué le coche, on l'avait manqué à chaque station, sur la voie de la moralité, et de la charité...
Il se leva de son lit. Elle n'avait pas bougé. Elle était entièrement dans l'ombre, maintenant. Elle avait replié un bras sur sa poitrine. Elle avait tourné la tête légèrement, il la voyait de profil. Il vit sa main bouger dans son sommeil. La chienne s'était déplacée pour profiter de l'ombre du hangard. Il la remercia, Loretta, avec une ferveur attendrie, contrite, qui l'aurait bien étonnée! Comment...? Mais de rien! Il lui demanda même pardon, dans sa tête. Il s'amusa à la remercier et à lui demander pardon, et une onde de tendresse lui monta dans la poitrine. Gratitude sincère. Et s'il la baisait pour de bon? Allons donc, il n'en avait même pas envie! Il ne pouvait pas s'imaginer l'approchant. Et puis, elle était tellement éblouie par son père... Inutile de susciter en elle la confusion, il ne marchait pas pour ce genre de perversité... Comme elle était innocente, gentille - voire rustique... Suisseconsin... Il se sentait bon, moral, réconcilié. Absurdes scrupules! Pas de quoi fouetter un chat!
Puis il l'oublia entièrement et, détendu, il se plongea dans sa lecture...
Il en fut tiré à l'heure du dîner par une fringale. Il descendit à la cuisine pour se faire un plat de spaghetti; il réchauffa une jarre de sauce. En attendant, il mangea une grande poignée d'olives qu'il avait trouvée au fond d'un bidon. Il trouva une caisse de vin rouge au fond d'un placard. Chilien, pas cher, excellent. Comment s'appelait cette Chilienne, déjà? Clara... Tout en mangeant, il lisait. Puis il remonta dans la chambre à coucher, où il se sentait plus à l'aise, en partie à cause de la vue qu'elle offrait sur ce hamac prometteur où Loretta était susceptible de s'allonger encore, car il faisait clair et chaud, et la soirée serait tiède. La vue de ce hamac vide lui frappait le coeur, le rendait quasi amoureux.
Il fut tiré de sa lecture par le bruit de la porte qu'on heurtait. Il craignit que ce ne fût Loretta qui venait l'inviter à dîner. Mais il aperçut une camionnette garée dans la rue. Il entendit les aboiements de Linda et son piétinement énervé sur le plancher du porche, et une voix d'homme qui protestait, fâchée, et puis il entendit Loretta qui appelait. C'était Barry. Il portait un six-pack de bière dans chaque main.
- Je peux entrer?
- Je t'en prie!
Un éclair de la main de Loretta, tirant la chienne par le collier à l'intérieur de la maison. La porte-tempête claqua.
- Sale bête! grommela Barry. Stupide garce!
Barry alla droit vers le réfrigérateur, pour y déposer l'un des six-packs.
- Tu sais que c'est interdit, ici, les chiens? C'est stipulé dans le contrat de location: "pas d'animaux domestiques..." Elle a des chats, en plus! Ma grand-mère est très mécontente, elle veut la faire mettre à la porte...
- Bien sûr que non! Papa lui a dit qu'il n'y voyait pas d'inconvénient! Il est ravi d'avoir des animaux dans la maison... - Evidemment, ils ont du prendre ce qui venait, il est resté vide pendant trois mois, cet appartement...
- Tu as dîné?
- Oui, merci! Je dîne tôt, à six heures.
Ils se firent de la place dans le living-room encombré. Barry se laissa tomber sur un canapé, inséré dans l'encorbellement vitré. Le canapé était recouvert d'une housse de jute, dont il souleva un bout, révélant le damas de soie cramoisie de la fameuse ottomane:
- A quel petit jeu crois-tu qu'il joue, mon père, de lui promettre sans cesse ce canapé depuis des mois, et puis de le garder comme ça, rien que pour la rendre folle?
Daniel avança un rocking-chair pour lui-même. Barry lui offrit une boîte de bière Labbatt's. Il buvait à même l'ouverture. Daniel renonça à se chercher un verre, de peur de paraître décadent.
- Tu as vu cette taule? Il me semble que mon père est foutu!
- Pourquoi? Elle est agréable, cette maison!
- Pfff! Lui, montrant son cul dans un jumelé à Flushing... Tu as remarqué qu'il n'as même pas fait repeindre?
- Il devait être pressé...
- Tu sais qu'il n'avait pas de quoi payer un déménageur? Mon cher, il se trouve que c'est ton serviteur qui l'a déménagé... Pendant deux week-ends... Avec deux gosses noirs et la camionnette de ma boîte... Une dizaine d'allées et venues entre ici et Manhattan... C'était pathétique, je te dis...
Il renversa la tête et étudia les fissures du plafond.
- ...On dirait le Tigre et l'Euphrate, t'as remarqué? - Ah! Elle peut être satisfaite, elle l'a finalement amené où elle voulait, depuis tout ce temps...
- Qui, elle?
- Ma mère, dit Barry. La garce!
Il venait pour continuer la conversation de ce matin, se dit Daniel. L'esprit de l'escalier. Il avait du tourner et retouner dans sa tête tous ses griefs familiaux, depuis qu'ils s'étaient quittés. Il avait du passer une mauvaise journée.
- Allons donc! Chez lui, c'est périodique... Il a de l'argent, il le dépense, il le perd, et puis il en regagne...
- Oh, non, dit Barry. Cette fois, il est vraiment foutu! Il ne refera pas surface. Il est trop vieux! Tu n'as pas remarqué...?
Cette idée paraissait l'amuser. Il se mit à rire, en secouant la tête.
- Barry, nous sommes des adultes tous les deux... Oublions donc nos parents... Parlons d'autre chose...!
- Oublier nos parents? Mais qu'avons-nous d'autre en commun? Nous ne somme même pas de la même nationalité... Vois-tu...
Il se pencha vers Daniel. Sa main, qui tenait la boîte de bière, pendait avec nonchalance entre ses genoux écartés.
- ...Vois-tu, dit Barry. J'avais peur que tu ne te méprennes sur ce que je t'ai dit ce matin... J'ai du te paraître hostile, agressif, mais ce n'était pas mon intention... Tu es mon frère... Tu comprends ce mot-là, frère...? Fraternité humaine... Il y a des imbéciles qui ricanent dès qu'ils l'entendent... Mon père, pour commencer...
- Mais non, dit Daniel, embarrassé de se sentir une pointe d'émotion.
- Tu es une victime, toi aussi... Il t'a balancé comme une ordure...
- Oh, non, non, ça, ce n'est pas vrai...! J'ai eu une enfance et une adolescence tout à fait convenables... Je n'ai manqué de rien, je ne me suis certainement pas senti abandonné...
- Quand il en a eu marre de ta mère, il vous balancés, tout comme nous...
- Powerhouse, dit Daniel, tu sais ce que c'est? C'est le mot pour désigner un milieu familial si libéral, si permissif, que l'enfant est dans l'impossibilité de se révolter... C'est mon problème... C'est en partie pour cela que je suis venu ici...
- Et tu es venu ici pour retrouver mon père... Tu aurais pu aller à Harvard, à Princeton, à Chicago, à Michigan, le monde est plein d'universités, non? - Ha! tu vois, dit-il, triomphant, tu vois?
Daniel comprit que l'idée de sa présence aux côtés de "mon père" était devenue une cause d'intense anxiété pour Barry. Il aurait voulu le rassurer. Il n'en était pas moins vrai que Barry avait mis le doigt sur quelque chose: pourquoi, désirant s'échapper du "powerhouse," avait-il choisi de venir à New York? Pourquoi, surtout, ne s'était-il pas aperçu de cette contradiction jusqu'ici?
- J'ai vu, dit Barry, qu'il te laisse conduire la Porsche, aussi!
- Pour quelques jours... Jusqu'à son retour...
Barry haïssait sa mère. Barry haïssait sa soeur. Barry venait de montrer son hostilité envers Loretta. Barry détestait les chiens. Barry semblait aimer sa grand-mère. Barry éprouvait envers son père des sentiments possessifs, jaloux, ambivalents. Barry était pareillement ambivalent envers son frère. Barry était un fanatique de Jésus. Barry, comme moi, se dit Daniel, a des tendances homosexuelles. Et il les nie, il en a une peur bleue.
- Je n'ai pas du tout l'intention de vivre avec lui, dit Daniel. D'ailleurs, maintenant qu'il habite à Flushing, ce serait très peu pratique pour moi... Demain, j'irai me chercher une piaule à Manhattan, sur l'Upper West Side...
Ceci parut le rassurrer. Il demanda:
- Comment va ta mère?
- Elle va très bien, merci! Elle est enceinte.
Barry s'absorba un moment dans la contemplation du Tigre et de l'Euphrate, puis il porta un doigt à sa bouche pour déloger quelque chose d'entre ses dents, puis il se rinça la bouche avec une gorgée de bière, puis il dit, avec une intonation respectueuse:
- C'est une vraie femme, ta mère...
- Si tu entends cela comme un compliment, oui, je crois qu'elle le mérite bien...
- Il s'est comporté envers elle d'une manière dégueulasse... continua Barry. Il a profité d'elle, il l'a exploitée...
- Mais non, je t'assure... Elle l'a quitté de son plein gré, ils sont restés très amis... Elle n'a jamais montré la moindre trace de ressentiment à son encontre...
- Elle est très généreuse, très belle, à l'intérieur comme à l'extérieur, c'est une très bonne personne... Elle était si jeune, aussi, loin de chez elle, elle savait à peine l'anglais, elle était une pauvre victime... Je m'en souviens... Je l'ai connue, moi, avant que tu ne la connaisse... Il l'a fait se conduire comme une salope...
- Barry, je n'aime pas du tout cette conversation, okay? Parle-moi de ton église...
- Excuse-moi, dit Barry. Ne te méprends pas! J'ai beaucoup de respect pour ta mère. Elle était une victime...
Amen, si cela lui faisait plaisir, si son anxiété et sa foi y trouvaient leur compte, une victime... Daniel se rappela le poster (il ne l'avait pas encore répéré dans la maison, depuis son arrivée) et il ne voulait absolument pas songer au rôle que sa mère avait pu jouer dans l'imagination de Barry. Il désirait avec ferveur le départ de Barry. En même temps, une surprenante apathie descendait sur lui, paralysant le flot des images et des mots comme par l'injection d'un venin: ces rêves de son frère devaient nécessairement rester inconcevables pour lui, ils étaient le tabou absolu. Il ne s'était jamais senti si détaché... - Maman t'aimait bien, aussi, dit-il ("Ce pauvre gosse apeuré... noué... ah! ça me faisait mal, rien que de le voir...!"). Je suis sûr qu'elle serait ravie de te revoir. Si tu viens en Europe, il faudra que tu viennes passer quelque temps avec nous, en France... (Pratiques, toujours, ces invitations dans son paradis originel! Surtout avec ceux dont la présence actuelle vous était insupportable.)
Non, merci, répondit Barry. Il ajouta qu'il n'avait pas l'intention de voyager à l'étranger. L'Amérique lui suffisait. D'ailleurs, dit-il, l'Europe était foutue. Il n'était pas curieux d'y aller.
- Foutue? L'Europe? Pourquoi?
- Je ne peux pas te révéler cela!
Et cela continua sur ce ton. Il resta longtemps, jusqu'à la nuit tombée. Ils finirent les deux six-packs.
Au moment de partir, il lui demanda de l'argent. Une petite somme, pour le dépanner. Une centaine de dollars. Il lui rendrait bientôt. Daniel n'avait pas encore ouvert de compte en banque à New York. Il lui restait un peu de liquide et quelques travellers' checks.
- Qu'importe, dit Barry. Tu as un "fond!"
Daniel se demanda s'il ne désirait pas cet argent pour se fournir un prétexte de le revoir ou si, au contraire, après cela, il se trouverait des raisons pour l'éviter. Il considéra les deux possibilités avec équanimité.
- Je crois que je peux t'en donner quatre-vingt...
- Je te les rendrai...
- Oh, ne te presse pas...
Il le raccompagna jusqu'à la camionnette, qui était peinte en turquoise, ornée d'un dauphin, et portait l'inscription John Aquaviva. Au moment de se séparer, Daniel passa les bras autour de lui, fraternellement. Il le sentit devenir rigide, évasif. Il le relâcha vite. Il puait un peu, aussi. Pas seulement à cause de la bière: il devait avoir les dents en mauvais état. La chienne se déchaîna. Daniel se hâta de rentrer.
Tard dans la nuit, après minuit, bien après qu'il ait éteint, il entendit le bruit d'un poste de télévision chez Mrs Theodorakatos. Le poste devait se trouver dans la chambre à coucher, juste de l'autre côté de la cloison. Nous avons affaire à une insomniaque, se dit-il. Il pouvait voir la lumière de sa fenêtre sur les feuilles du catalpa qui tremblaient dans la nuit.
Au bout d'une heure ou deux, il fut tiré de son sommeil par un bruit de sanglots violents derrière la cloison. C'était l'enfant qui pleurait. Mais non, cela provenait d'elle, les enfants ne pleuraient pas ainsi.
C'était des halètements, des râles étouffés, des cris. Comme si elle se débattait. Mais non, elle pleurait. A quelques centimètres de lui, derrière la cloison, elle poussait des lamentations d'une voix inarticulée, infantile et amère. Il avait du se passer quelque chose d'horrible. Il tendit l'oreille pour s'assurer qu'elle était seule. Elle n'avait pas mis la lumière, elle chialait dans le noir. Il fut sidéré de constater que le bruit de ses pleurs avait pour effet de l'exciter violemment, comme rien d'autre, jamais. Il ne pouvait détacher son oreille de la cloison et son sang battait joyeusement, fouetté par le plus ignominieux désir: il eut une vision primordiale de ville incendiée remplie du cri des femmes, de soldats ivres de meurtre et de viol: voilà donc ce que c'était! Mais c'était abominable! Il se souvint de vagues propos masculins, trouvant les larmes des femmes "insupportables..;" il se souvint des hurlements d'une femme à la télévision, c'était pendant les informations, son fils venait d'être exécuté, ce devait être au Salvador, ou au Pérou, il avait senti cet effroyable tenaillement dans ses entrailles, il avait failli dégobiller... Qu'était-ce donc qui l'excitait? La pitié? La haine? Une haine d'où venue? Elle braillait maintenant. Il avait envie de taper du poing contre la cloison et de lui crier de se taire.
C'était son devoir de s'assurer qu'elle n'était pas en danger, de lui porter secours. Il décida de l'appeler au téléphone. Il entendit, derrière la cloison, le bruit de la sonnerie. Les pleurs s'arrêtèrent aussitôt. Il laissa retentir la sonnerie longuement, dans un silence de mort, mais elle ne répondit pas. Devait-il appeler, à haute voix, pour qu'elle puisse l'entendre de son lit: Loretta, Loretta? Mais elle ne répondrait sans doute pas, et il n'avait pas le courage.
Il raccrocha. L'enfant s'était réveillé: il l'entendit qui lui parlait: "Viens ici! Viens dormir!" Elle alluma. Il vit son ombre passer brièvement sur les feuilles. Puis elle se recoucha. Il sonna de nouveau. Elle éteignit promptement et ne répondit pas.
Il ne se passa pas une demi-heure que ses pleurs recommencèrent. Une névrosée! Bigre, c'était sérieux. Gueulades et gémissements. Il en profita. C'était plus efficace que les plus vils de ses phantasmes.
Au matin, un coup de téléphone de sa grand-mère le tira du sommeil. Son réveil était cassé. Il venait de chez Bloomingdale's, à Manhattan. Il y avait une garantie. Elle voulait qu'il la conduise ce matin-même chez Bloomingdale's, pour rapporter le réveil et faire des courses. Il remit au lendemain, déclarant qu'il avait des affaires urgentes à Manhattan, qu'il avait un examen pour son entrée à Columbia, ce qui n'était pas vrai, mais tout en lui parlant, il décida de s'y rendre malgré tout, car il lui paraissait urgent de quitter Queens au plus vite et de se trouver un appartement. Loretta! Barry! Sa grand-mère!
Il venait de finir son yoga et se faisait du café dans la cuisine lorsqu'il entendit Loretta sortir par derrière. Elle poussait gaiement l'enfant entre ses jambes. Il la rejoignit dans la cour, à côté de sa chaloupe grise. Elle attacha la chienne au catalpa avec une longue chaîne. Elle lui expliqua que lorsqu'il pleuvait, ou qu'il ferait froid, elle laissait Linda dans la cave pendant son absence. Dans la cave, dit-elle, il y avait une machine à laver et un séchoir automatique, qui était commun aux deux moitiés de la maison:
- Avec Jason, dit-elle, nous nous sommes entendus pour qu'il utilise la machine les jours impairs, et moi les jours pairs. D'ailleurs, si vous préférez, vous pouvez faire sécher le linge dehors, il y a une corde, vous voyez...
Dès qu'elle l'avait aperçu, elle lui avait décoché un sourire radieux. Son visage semblait illuminé d'optimisme. Il était vrai aussi qu'elle paraissait crâner, son regard était fixé sur lui avec une insistance quasi impertinente, absente la veille. Elle devait bien se douter que c'était lui qui avait appelé au téléphone?
- J'ai cru entendre pleurer chez vous, au milieu de la nuit, dit-il.
- Vraiment? dit-elle, en étirant encore son sourire, avec une expression moqueuse qui lui parut d'une duplicité vraiment cynique. Ce devait être Lukaki, Lukaki s'est réveillé vers trois heures...
- Non, dit-il, j'ai bien entendu Lukaki. C'était vous!
- Moi?
Elle éclata de rire.
- Vous allez bien, Loretta?
- Mais bien sûr, tout à fait bien!
- Parce que, si vous avez des problèmes... si vous avez le moindre problème... - il rougit, il la haïssait, elle lui parut d'une dissimulation monstrueuse.
- Oh, vous êtes si gentil! Mais non, je vais très bien, je vous assure...
Elle riait, comme s'il venait de flatter sa vanité.
- C'était peut-être la télévision, ajouta-t-elle. Je me souviens de m'être endormie en oubliant d'éteindre la télévision. C'est sans doute cela que vous avez entendu...
- C'est possible, dit-il.
En la regardant, il ne se sentait plus du tout un salaud. Comme lui, elle dissimulait. Plus que lui. Ils étaient quitte.