Restaurée, recouverte de velours framboise, l'ottomane fut livrée à Mrs Lovatt. On l'y trouva assise quatre jours plus tard, rigide, muette, la bouche et les yeux paisiblement ouverts, levés vers le plafond. Elle avait eu une attaque cérébrale. Jason se dit plutôt soulagé de ne plus recevoir sa visite quotidienne. Elle mourut à l'hôpital deux semaines plus tard sans avoir repris connaissance. Il fallut vider l'appartement aussitôt. Barry réclama bruyamment le poste de télévision et le magnétoscope, comme si on les lui avait refusés. Nikki, après consultation avec une entreprise de transports, changea d'avis au sujet de l'ottomane et en fit don à l'église de Barry, qui offrit d'enlever tous les meubles, les vêtements et les ustensiles du ménage pour les distribuer à ses membres, ou les vendre à son profit. Ils vinrent en camionnette, trois Coréens taciturnes en uniforme blanc qui semaient de blancs tracts photocopiés à chaque pas; ils vidèrent l'appartement en trois voyages.
Mrs Lovatt fut exposée dans un "parloir funèbre," maquillée, les ongles faits, les cheveux ondulés de frais et retouchés aux racines. C'était une sorte de chambre de palace dans fenêtre, aux murs tendus de soie grège, avec des gravures de chasse au renard. Le mur du fond s'écartait comme au théâtre sur une chambre réfrigérée et celle-ci, de la même manière, sur un quai de chargement donnant sur le garage. Quand le cercueil fut fermé, la petite assistance le vit emporter par un tapis roulant jusqu'au corbillard, qui était une longue limousine stretch, que Julio avait insisté pour conduire. Il ne conduisait pas d'habitude les corbillards mais il ne laissait jamais tomber une bonne cliente. On trouva qu'il en faisait un peu trop: il portait un brassard noir avec son uniforme, il montra une émotion embarrassante, pleurant même.
La soeur de Mrs Lovatt était venue de Jupiter, Floride. Une grande femme sèche, masculine, presque chauve. Costume vert tendre et gros bijoux. Tout le monde était vêtu de couleurs agressivement gaies, Joyce était en fuchsia, la cravate de Rory était bleu canard. Barry portait sa veste et sa casquette turquoise au nom d'Aquaviva Piscines. Joyce poussait Jason dans son fauteuil roulant. Tout le monde, c'était très étonnant, semblait faire attention de rire, de s'envoyer des sourires, et de parler fort. C'était, pour Daniel, son premier enterrement américain. La tante de Jupiter avait une voix remarquable, à la fois haute, croassante, et très forte. Sa conversation consistait en d'urgentes invitations pour qu'on lui rende visite à Jupiter, accueillies chaque fois avec un empressement si cordial que l'intéressé feignait de tourner sur ses talons pour se rendre au prochain téléphone afin de placer une réservation pour partir le soir-même. Elle insistait surtout pour que Jason vienne s'établir en Floride. Elle énuméra et décrivit cinq ou six maisons et appartements libres à sa connaissance, qui lui conviendraient parfaitement, tous de plain-pied, pour son fauteuil roulant. Elle donna plusieurs adresses de services de soins à domicile. La réunion au "parloir funèbre" fut gaie et dynamique, résolument positive.
L'on s'arrêta brièvement deux rues plus bas, près de la maison de retraite, dans une méchante petite église sans dénomination de culte, pour un service vaguement presbytérien, sans le corps, que l'on avait laissé aux bons soins de Julio et que l'on retrouva une heure après au milieu de l'un des immenses, désertiques cimetières de Queens qui semblait une portion de la surface de la lune, survolé par des autoroutes suspendues et les avions à l'approche de La Guardia, au décollage de Kennedy, qui faisaient vibrer l'air d'un large vrombissement continu comme celui des moustiques au-dessus des terres polaires, en été.
Il n'y avait pas d'arbres. Malgré le beau temps, une tente festive et blanche avait été dressée sur le gazon, derrière le trou. Sous la tente étaient rangées une quinzaine de personnes silencieuses, sans âge, sans sexe défini, sans expression, vêtus de longs surplis de mousseline blanche, plissés et flottants. Une litière de tracts se formait sous eux partout où ils marchaient. C'était des membres de l'église de Barry. Ils venaient chanter en remerciement pour les meubles. Le cercueil reposait déjà au fond de son trou. Les gens en surplis blanc se mirent à chanter des psaumes et des hymnes, avec un accent gazouillant.
Pendant qu'ils chantaient, Daniel parcourait un de leur tracts: il était le seul à y prêter attention. Un autre tract avait flotté sur le cercueil. Ils annonçaient la Fin du Monde pour le mois de novembre à venir. Le Royaume de l'Antéchrist venait de renaître, c'était la Communauté Européenne, l'Empire Romain ressuscité, le dominion du Mal, l'escale de Satan. Telle qu'annoncée par les Dix Orteils de la Grande Statue du rêve du Roi de Babylone, et les Dix Cornes de la Bête du rêve du prophète Daniel. Que les pays de la Communauté aient dépassé le nombre de dix depuis des années n'enlevait rien au symbolisme, apparemment. La Communauté Européenne allait étendre sa domination au monde afin de le réduire en esclavage et le forcer à adorer son Président. Tous ceux, preux Américains, qui lui résisteraient seraient persécutés et soumis au martyre, et M. Jacques Delors (puisqu'il semblait s'agir de lui) se saoûlerait de leur sang. Il était en passe de contrôler le monde par l'intermédiaire du superordinateur du siège de la Communauté à Bruxelles. Suivaient des équations compliquées et des additions de chiffres qui prouvaient que cet ordinateur était rien moins que Six-Cent-Soixante-Six elle-même, la Bête de l'Apocalypse. Un rayon laser issu de l'ordinateur distribuerait en un milliardième de seconde un numéro en code à barres verticales sur la main droite et le front de chaque être humain et ce numéro de code à barres tiendra lieu de monnaie et remplacera les cartes de crédit. Nul ne pourra acheter ni vendre, qui ne sera ainsi marqué du signe de la Bête de Bruxelles et connecté directement au S.W.F.T. World Bank Link Computer centralisé à Luxembourg. Tous ceux qui porteront un numéro de code à barres seront, au Retour de l'Agneau, précipités à la damnation éternelle, condamnés à la tourmente éternelle dans les flammes infernales. Seuls seront sauvés évidemment les copains de Barry, les Fiancées de Jésus, qui s'envoleront directement au ciel dans des fusées avant même le commencement de ces tribulations. Il fallait s'attendre, disait le tract, à nombre de disparitions mystérieuses d'ici à novembre, et ne pas s'en inquiéter. Il allait falloir garder l'oeil sur Barry... Pour échapper à la Communauté Européenne et au code à barres verticales, suivaient des numéros de téléphone à appeler d'urgence à Los Angeles, San Diego, Brooklyn, Philadelphie, Montréal, Chicago et Séoul.
Il entendit rire et glouglouter derrière lui. C'était Dola qui essayait de distraire Jason qui pleurait à gros sanglots, sa grande, vieille poitrine se soulevant bruyamment. Pendant ce temps, sous le tonnerre des avions descendant, les Fiancées s'égosillaient, sévères et sérieux. Les religions dangereuses sont celles où les délirants paraissent sains d'esprit. Les religions et les mouvements de haine, qui sont évidemment des religions, se dit-il. Contrairement aux autres, il prenait ce tract très au sérieux. Si profonde était donc sa haine pour lui, son petit-frère français, que Barry s'était jeté dans les bras d'une haineuse religion anti-européenne, loufoque, soit, mais haineuse, et qui n'était pas seulement le fait d'un rassemblement américain d'asiatiques plus ou moins déboussolés. Même Grace avait bizarrement peur des ordinateurs, et appelait le sien la Bête, et Sheba, lorsqu'il lui enseignait à s'en servir, s'en approchait avec circonspection, comme si elle surmontait une mystérieuse réticence. Elle aussi faisait cette étrange connection entre les ordinateurs et d'effroyables cataclysmes qui menaçaient le monde, il avait découvert que cela lui venait de ses camarades, à l'école. Et il y avait des masses bouillonnantes et manipulables de millions d'humains végétant dans l'ignorance, laissés pour compte, coupés même de leurs propres cultures, de ce mince filet de sauvetage des sagesses accumulées, et qui constituaient la possibilité d'un Armageddon de connerie, d'un hiver nucléaire de crétinisme qui pouvait déferler sur le monde en un rien de temps. Il plia soigneusement le tract et le glissa dans sa poche.
Dans la voiture, alors qu'ils rentraient du cimetière, Joyce lui chuchota avec animation que l'"église" de Barry entendait recueillir en son nom la moitié de la maison de Forest Street. Qu'il voulait faire passer aux Fiancées sa part d'héritage. Il n'en voulait pas démordre. Rory allait devoir engager au plus vite des procédures pour le faire déclarer incompétent.
Rory s'était approché de lui après l'enterrement, laissant tomber fraternellement sa grosse main blanche sur son épaule; il l'avait invité à déjeûner avec lui le lendemain, intimant qu'il voulait lui parler de certaines choses, aussi importantes que délicates, et Daniel pensa qu'il s'agissait de Barry, ou de l'héritage, ou de l'avenir de Jason. L'expression affectueuse et solennelle de Rory l'intimida. Peut-être leurs efforts de conception avaient-ils été couronnés de succès? Il lui avait donné rendez-vous au restaurant "La Terrace," qui occupe le dernier étage d'un des bâtiments de l'Université Columbia. Rory avait retrouvé du travail depuis peu: dans un cabinet de liquidations judiciaires, l'une des rares branches en ce moment florissante et croissante de sa profession. Il était une sorte de détective, un job qu'il trouvait stimulant malgré un salaire relativement moyen, moins de quarante-mille. Mais leur situation s'en trouvait améliorée, sans aucun doute. "La Terrace" était pourtant un choix extravagant; quant à Daniel, trompé par la proximité et vague connection du restaurant et de l'Université, il s'attendait à une sorte de cafétéria d'un niveau supérieur destinée aux profs et aux administrateurs. Il trouva des montagnes d'orchidées, une harpiste, une cage panoramique de verre fumé suspendue au milieu des gratte-ciels avec vue sur trois ponts suspendus à la fois. Il était en pull-over. Rory l'attendait au bar, en complet-veston, noeud papillon, bien plus sobre qu'à l'enterrement. Que pouvait-il bien lui vouloir, Rory? En l'accueillant, le regard de Rory était bienveillant, vif, point du tout sur ses gardes. Il ne lui avait jamais montré une telle familiarité. Un gros crâne rond celtique. Il était chauve et lourd, et myope comme un chien, mais ce qui frappait, lorsque son visage s'ouvrait à vous de cette manière inaccoûtumée, c'était la jeunesse de Rory. Il n'avait pas quarante ans. Peut-être même pas trente-cinq. Ce qu'il buvait, assis au bar de La Terrace, n'était pas un Bloody Mary mais un jus de tomate. "Plus d'alcools forts, " lui annonça-t-il.
- Tu as raison!
- Cela détériore le sperme!
Oh non! Un déjeûner "entre hommes" avec blagues vaseuses!
- La harpe, au moins, ça ne gêne pas la conversation...
- Oui... (Hélas!)
- Tu sais, dit Rory après l'avoir examiné attentivement, avec une expression curieuse, plaisante - tu as plutôt maigri depuis que tu es venu en Amérique, est-ce que je me trompe?
- C'est vrai! J'ai perdu un peu de mes muscles, intentionnellement... Je ne fais presque plus de sport, je mange plutôt végétarien... Une conversion, tu vois...
- Mais pourquoi?
- Disons, pour des raisons idéologiques... Je fais du yoga... la souplesse, la maîtrise du système nerveux... C'est beaucoup plus bénéfique, surtout pour le genre de vie que je désire mener...
- Quelle sorte de vie?
- Paisible, si possible... de recherche, de contemplation... dit-il, en pouffant légèrement, monacale, si j'ose dire...
- Ah, c'est bien... c'est parfait! C'est juste ce qu'il nous faut...
- Oui, pourquoi pas?
On les assit à une table ronde, près de la baie vitrée, de part et d'autre d'une branche unique de cymbidium jaune soufre, presque vert, au sabot tigré de bordeaux, sept fleurs, une merveille. Joyce était fort affligée, lui dit Rory. Par la maladie de Jason surtout et aussi, bien sûr, par la mort de sa grand-mère. Le message de la mortalité l'avait frappée de plein fouet, de la précarité des êtres, du caractère transitoire des relations humaines. Lui aussi, Rory. Cela les avait rendus quelque peu mélancoliques.
- Oui, dit Daniel, se sentant embarrassé et pompeux, j'ai passé par là moi aussi, récemment, mais cela peut être libérateur, aussi...
Cela vous dégage vos priorités, agréa Rory. Cela lui faisait désirer plus que jamais d'avoir un enfant, ça l'avait rendue frénétique... Elle sentait avec tristesse chaque jour qui passait... Elle repassait souvent la cassette d'Thonon, que Daniel leur avait prêtée. Elle disait: "J'en crêve, d'envie...!" Elle était sous traitement presque constant au Pergonal, cycle après cycle de Pergonal, c'était terriblement fatigant, elle n'avait plus de règles naturellement depuis des mois.
- J'en suis désolé pour elle, sincèrement! Mais un de ces jours cela marchera, c'est sûr...
Il en était touché, de cette envie.
- Ta mère n'a jamais rien fait pour devenir enceinte, rien d'inhabituel?
- Non, rien d'inhabituel...
- Encore que, inhabituel, on ne sais plus ce qui l'est, ces temps-ci... Presque tous les couples de notre connaissance sont en traitement de fertilité, n'est-ce pas bizarre...?
Daniel allait suggérer qu'ils devraient peut-être tenter un retour aux méthodes abandonnées.
- Mon sperme est un désastre, un vrai flop, continua Rory. Il a été gradé catégorie C minus... Il ne survit pratiquement pas à la congélation...
- Ah, c'est dommage...! Vous devriez essayer avec du frais...
- Interdit dans l'Etat de New York, le sperme frais, sauf celui du mari, voilà le problème... Pour maximiser les chances, le médecin insiste qu'il faut un donneur. Alors, confidentiellement, il a décidé de passer outre...
Il le regarda droit dans les yeux, calmement, comme en un microscope.
Non. Il n'allait tout de même pas lui demander.
- ...Mais elle, continua Rory, ne veut pas d'un donneur inconnu, c'est une idée qui la révulse, elle dit que c'est trop dangereux, avec tous ces homosexuels, ces drogués, même en paillettes, elle n'en veut pas... Tu vois, il s'agirait d'un donneur d'appoint, dont le sperme serait mélangé au mien, pour me donner une chance tout de même, et qui serait transféré life, tout chaud, immédiatement, par I.I.U., Insémination Intra-Utérine... ça peut marcher ou ne pas marcher, mais c'est une méthode qui a un pourcentage considérable de réussites... Le médecin nous a demandé de trouver un donneur qui aurait notre entière confiance... Nous avons pensé que tu pourrais, toi...
Il lui semblait que son sang avait inversé son cours. "La Terrace" tanguait comme un bateau amarré parmi les gratte-ciel, giflé par un coup de vent. Son cuir chevelu piquait. Sûrement, ses cheveux s'étaient dressés. Rory fixa sur lui un regard enflammé, pénétrant, passionné. Yeux noisette.
- Mais... il y a un problème...
- Tu n'es que son demi-frère...
- Mais le médecin n'acceptera jamais ça...
- Pourquoi? D'ailleurs, il n'y a pas de raison qu'il sache. Il la connaît comme Mrs McCreary, tu es Lovatt, il ne songerait pas à poser la question, ce qu'il veut, c'est un donneur qui nous agréé, et à lui aussi... Ce n'est pas un inceste, après tout...
- Non... je suppose que non...
- Il n'y aura pas de dossier, tout cela est un tout petit peu "au noir," tu comprends...
- Excuse-moi d'être troublé... C'est la surprise de ma vie...
- Il n'y a aucun problème de son côté, à elle... D'ailleurs, c'est son idée...
Un médecin de Washington était accusé d'avoir engendré soixante-dix enfants au sperme frais, le sien, faute de trouver des donneurs sûrs. Triomphe du rêve narcissique. Il lui apparut soudain que, pour Joyce, il s'agissait d'avoir un enfant non de lui mais de Jason, de lui voler un enfant, de recommencer un nouveau Jason, de le remplacer, c'était le tour ultime qu'elle rêvait de faire à Rory... C'était une idée d'un culot splendide, biblique... Ne se doutait-il pas, Rory, de l'exploit qu'elle préparait... "Tu es beau, toi, tu es intelligent...tu es idéal...," lui disait-il.
- C'est surtout une aide, ajouta-t-il, une béquille... Après tout, ce sera peut-être un des miens qui gagnera... Peut-être que ça ne marchera pas du tout, qui sait... En ce cas, on commencera un cycle in-vitro...
- C'est vertigineux, notre époque...
- A qui le dis-tu...
- Mais à supposer que ce soit moi... Que sommes-nous en train de faire? Commencer une race nouvelle... à la manière des Golden Retrievers...? Une dynastie égyptienne?
- Les Golden Retrievers, c'est une bonne analogie, dit Rory, en éclatant de rire. C'est une réussite, les Golden Retrievers... Pourquoi pas...? Vous avez des qualités qui méritent d'être reproduites...
- Justement, je n'en suis pas si sûr que cela... Tu vois, la maladie de Papa est presque certainement génétique, au moins en partie...
- Ecoute, c'est toi le biologiste, pas moi... Des gens qui ont des Parkinson ou des Alzheimer ou des cancers ou Dieu sait quoi de tous les côtés dans leurs familles, ce n'est pas si rare... Et puis, nous n'allons pas faire de l'eugénisme, après tout... D'ailleurs, je te dis que ce seront les miens qui gagneront...
- Oui, quoique... a priori, en tant que biologiste, comme tu dis, je t'avertis que les chances sont plutôt de mon côté...
- Bien. L'enfant sera simplement encore un peu plus d'elle, c'est ma femme après tout, je l'aime, je ne m'en plaindrai pas...
- Tu sais, en France ce serait totalement impossible, une chose pareille...
- Ici, c'est le pays des possibilités illimitées...
- Alors, si je comprends bien, nous serons convoqués pour nous masturber en duo...?
- Enfin, nous serons dans des cabinets séparés, j'imagine, mais oui, s'il faut appeler les choses par leur nom, c'est exactement cela... Ce sera pour une bonne cause, ne l'oublie pas... ça ne te dérange pas, quand même?
- Au contraire, cela m'apparaît comme une rédemption... d'une activité qui commençait à devenir un peu mécanique...
- Salaud! dit Rory.
Ils rirent si fort que même la harpiste regarda de leur côté.
- Pas nécessaire de me répondre tout de suite... Mais je t'en prie, réfléchis...
- Mais j'ai réfléchi... j'accepte...
- Tu es sûr?
- Absolument.
Alors, en esprit lui apparurent le lac, le Château de Chillon, une excursion du dimanche. Childe Harold, le Prisonnier de Chillon, Lord Byron. Il a fait une fille à sa demi-soeur. Entre autres choses. Le grand amoureux de son siècle. Enzo lui avait raconté. Et voilà que lui... que son propre beau-frère lui proposait, à lui, veinard... Quelle occasion romantique incroyable... L'idée le transportait soudain, l'exaltait. Si Enzo savait... Mais bien sûr, il ne fallait pas qu'Enzo sache, jamais, ni sa mère... Quelle solution élégante, aussi, pour Joyce, à l'ambivalence qu'elle ressentait pour Nikki, de faire d'elle, à la fin, la grand-mère de son propre enfant... C'était génial, sublime! Du jamais imaginé... Elle récupérait la beauté même, la féminité qui dans son enfance l'avait supplantée et meurtrie. Cette cassette vidéo avait du l'inspirer. Zerline, Aliette, Béatrice...
Il comprenait la passion dans le regard de Rory. Mêlons nos spermes. Quand vous a-t-on jamais fait des avances de ce genre? A déjeûner? Il avait tort. Il n'était pas assez audacieux, il n'avait pas apprécié assez, jusqu'ici, les opportunités inouïes du Nouvel Age. Il se croyait critique, il n'était peut-être que réactionnaire... aveugle... vieux jeu... un peu fourvoyé, un produit du Vieux Monde... Heureusement, il était jeune, d'un métal flexible, à haute résilience... Esprit ouvert, très adaptable...
- Il y a un régime à suivre?
- Non, pas vraiment. Tu as l'air d'être dans une forme superbe. Tu ne fumes pas, tu ne te drogues pas? Pas d'alcoolisme?
- Je suis clean. Et puis, je sais que cela t'intéresse, j'apprécie ta délicatesse de ne pas l'avoir mentionné tout de suite, je suis parfaitement okay, j'ai passé un test en entrant à l'Université... Je n'ai rien fait de dangereux depuis, mais évidemment, je suis prêt pour un autre test...
L'horizon des ponts, des gratte-ciel. Le ciel new-yorkais immense, d'un bleu de velours, royal. La table ronde. Le filet de sole honnête et riche et délicat dans son assiette, la branche d'estragon, la tulipe de citron. La branche gracieuse du cymbidium. L'expression du visage de Rory, émue, grave. Que faire en réponse à une proposition semblable? Se regarder dans les yeux, se poser les mains l'une sur l'autre? Il était décidé à s'employer à fond, pour le Brave Monde Nouveau. A quand la première séance? Oui, il brûlait d'impatience de se présenter à lui, à ce docteur impavide...
- On pourrait commander du champagne, qu'est-ce que tu en pense?
- C'est peut-être un peu prématuré?
- Qu'est-ce que tu fais pour le sexe, si ce n'est pas trop indiscret... du moment que nous sommes intimes...
- J'aime une femme... que je vois souvent... pratiquement tous les jours...
- Elle est sûre, excuse la question...
- Elle est très sûre, d'ailleurs, je ne couche pas, elle est trop jeune... J'attends encore...
- Si jeune que cela?
- Oui, vraiment très jeune...
Le New Age.
- Salaud!
- En toute modestie, je suis extraordinairement vertueux... Pour le reste, il faut essayer de vivre sans... Il faut la contenter, elle, aussi... Enfin, il faut innover, il faut tout réapprendre...
- Oui, c'est bien vrai...
- Il faut tout réapprendre, l'amour, la génération... C'est fou ce qu'il faut d'imagination...
- Eventuellement...
- Je l'aime. Je n'aurais jamais pensé que cela pourrait être comme cela. Je suis heureux, tu vois... Pour l'insémination, il faudra commencer le plus vite possible, car je ne te l'ai pas encore dit, je partirai pour la Nouvelle-Guinée en juillet... Sinon, il faudra remettre à l'automne...
- En Nouvelle-Guinée?
- Dans une station d'entomologie tropicale. J'ai été choisi. C'est formidable! Je suis fou de joie!
- C'est maintenant que tu le dis... Félicitations... Ah, Champagne, cette fois, mon vieux... Sans discussions...
Il partirai pour la France en juillet. Il emmènerait la jeune fille, et sa Maman. Tu connais l'hospitalité de mes parents. Enzo a des amis au Grand Théâtre de Genève, il a arrangé des auditions pour la Maman, qui est chanteuse. Une mezzo superbe, vraiment. On peut légitimement espérer... Elles resteraient à Thonon, tandis qu'il serait en Asie. Et puis, du moment qu'il avait la chance de parler à son beau-frère: il songeait à emmener Jason en France, aussi, afin de lui faire suivre une cure. C'était Nikki elle-même qui l'avait proposé. Si Joyce et Rory voulaient bien contribuer son billet d'avion. Rory objecta qu'il pouvait y avoir problème: l'on ne lui garderait sans doute pas sa chambre, au home, pendant deux mois. Quand il reviendrait, sa place serait prise, il faudrait trouver autre chose. Mais Daniel, un peu gris d'enthousiasme à la perspective d'une paternité possible, répondit qu'il espérait ne jamais revoir son père dans un home, sûrement ils trouveraient une solution pour lui, s'ils s'y mettaient tous, honnêtement, une société qui pouvait produire des bébés dans des soucoupes et cristalliser nos chromosomes pour les âges futurs se devait de trouver une solution pour ses vieux débris... Il fallait inventer, encore. Nous prendrons soin de lui, je te le jure, et de Sheba et de Grace, et de Zerline, et de la forêt vierge, et des baleines, et de l'enfant à venir... Nous inventerons, nous nous adapterons...
L'idylle. Il ne pouvait y croire. Le monde vacillait au bord de l'abîme, mais d'aucuns, comme lui, se trouvaient soudain placés aux commandes, en catastrophe, pour un bref instant peut-être, mais glorieux de responsabilités. Le désordre montait de toute part, la maladie et la mort, la pollution et la misère, mais d'ici, depuis le point de vue de "La Terrace," un restaurant de haut luxe, il ne faisait aucun doute que l'humanité survivrait, qu'une partie au moins serait sauvée. Il était parmi les privilégiés haïssables qui seraient forcés de prendre le rôle de sauveurs... Il était comme l'Ange posé au sommet de la montagne, sur l'orteil de la Grande Statue, sur la corne de la Bête. Des avions s'allumaient en vol, au soleil. La harpe lui parlait. Non, il n'était pas drogué. Comment avait-il fait? Comment se trouvait-il dans cette situation?
- Tu as quel âge? demanda Rory.
- J'aurai vingt-trois ans en août, quelque part dans la jungle de Papouasie...
Mais auparavant, et pour commencer, il en prit la résolution, il allait se lancer dans la paternité génétique à corps perdu. A corps père du. Accord perdu.
Il était temps de grimper dans l'Arche.
May 28, 1992
06:10
October 12, 1992
04:52
March 23, 1993
11:30
October 19, 1993
11:40
July 2, 1994
01:05
October 26, 1994
March 11, 1997
05:47pm