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Première Partie:
Manhattan I.

I.

Depuis six mois, il se réveillait chassieux, avec des larmes sous les paupières; ses muqueuses congestionnées brûlaient. La chambre, la lumière de derrière les rideaux lui apparaissaient distordues, à travers une lentille de larmes brouillées. Pire, il ne cessait de prendre du poids et il sanglotait en faisant l'amour. La nudité matinale de la lumière ne retrouvait plus les contours particuliers de sa vie, pas plus que sa pensée consciente ne parvenait à se détacher entièrement de la chair opaque de la nuit. Les frontières s'étaient obscurcies entre le chaos du sommeil et l'oppression de la ville, New York le cernait de sa force, il avait oublié la secrétaire mais des synapses nerveuses tenaces se souvenaient du bond joyeux, avide, de son ventre venant à sa rencontre, accompagné d'un bref soupir aigu de sa bouche ronde et rose, et ce bond-là, l'effleurement léger et rêche de cette brosse de soie blonde, l'assaut délicieux de ce soupir avaient creusé une taillade dans son âme. C'était moins un souvenir qu'une anticipation des nerfs, incessamment frustrée, et qui incessamment repartait, comme un mécanisme détraqué. Et ces jours-ci ses idiots de nerfs s'excitaient pour n'importe quoi, un absurde afflux de larmes lui noyait les yeux cinq ou six fois par jour, sans avertir, dans le taxi, à l'étude, en conférence avec les clients, même les "partenaires" de la firme s'en étaient aperçu.

Il se réveillait seul, maintenant. Joyce, sa femme, sortait avec un groupe serré de voisines pour faire son jogging dans Central Park. Dans un incident célèbre, une femme avait été atrocement violée, son visage défoncé à l'aide d'une brique. Joyce connaissait encore les réveils bien décidés, nets, qui dessinent d'un trait sec et lumineux, comme un crayon magnétique sur l'écran de la nuit. Jusqu'à ces derniers mois, ces réveils avaient été les siens, aussi. Ils sortaient ensemble tous les matins à six heures, pour faire trente-cinq minutes de jogging, avant de descendre ensemble en taxi à Wall Street où ils travaillaient. C'était son moment glorieux de la journée: Rory McCreary écoutait en courant son propre pas dans les allées, évoquant la course primordiale d'un bison; il était lourd déjà, mais il n'était point encore devenu ce tube d'eau retenue et de graisse, cette pupe monstrueuse qui approchait les cent trente kilos. Il jouissait de cet air de Manhattan, le plus disputé du monde et qu'il absorbait encore irrespiré, frais tombé comme une rosée qui vous dilatait le coeur, et de la présence sautillante à ses côtés d'une belle femme blonde et maigre, d'une gazelle ocrée, et il s'imaginait comme un mâle envié, un chasseur ancestral, une force en mouvement, au sein de la plus compétitive des villes.

Puis un matin de décembre, Rory s'était réveillé en larmes et le corps aussi inerte que s'il était collé au matelas, inerte comme s'il s'était trouvé dans la tombe, le cerveau vide et engourdi, avec la pensée de ne plus bouger jusqu'à ce que mort s'ensuive. C'était trois semaines après qu'il eût cessé de voir la secrétaire. Non qu'il ait eu le moindre désir de la revoir. Son érection matinale avait trouvé la direction de la mort, l'aiguille était au Nord et elle ne bougeait plus. La secrétaire conservait à peine, dans son esprit, une identité séparée de son indifférente fonction. D'ailleurs, elle avait quitté l'étude. Il cessa même de rêver, enfin, il rêvait de choses idiotes: il voyait des rangées de bidets français qui s'étendaient à perte de vue dans une station de métro; ou bien, il trouvait en rentrant chez lui que son appartement avait été repeint en son absence couleur d'excréments. Et ces visions lui donnaient des érections!

Mais son analyste n'en voulait rien savoir: il s'obstinait à le faire parler de ses parents, des retraités aux jambes enflées qui vivaient en Floride. Sa dépression ne pouvait avoir d'autres origines selon lui. La secrétaire ne l'intéressait pas, et pas davantage le fait que, du temps où il la baisait dans son bureau, l'étreignait dans les placards; il était heureux dix fois par jour, jusqu'au délire. Cette euphorie n'était, selon l'analyste, qu'un symptôme précurseur de sa dépression: Une illusion dangereuse qu'il eût fallu traiter alors! Son infidélité, déjà, était une maladie déclarée. C'était Joyce qui avait imposé les visites, trois fois par semaine, comme une condition pour la préservation de leur mariage: le divan ou le divorce.

A travers la torsion de douleur, à travers sa migraine et sa vision troublée, il perçut le bruit gai et inattendu d'un oeuf qu'on cassait dans la cuisine. Puis d'un second, qui toqua sur son âme comme un marteau délicat. Alors il se souvint. C'était le gosse, Daniel, Danny-boy, le demi-frère de sa femme. Il était français. Il était arrivé au milieu de la nuit, Joyce s'était levée pour lui ouvrir; dans son sommeil, Rory avait entendu la voix du gardien de nuit dans l'intercom, puis il avait entendu Daniel et Joyce chuchoter dans le salon avec animation, elle lui avait fait un lit sur le canapé, l'avion était arrivé en retard de Genève. Lorsque Joyce était revenue se coucher, elle respirait par saccades, elle aplatit longuement les draps avec des tapes et des tiraillements, irritée sans doute contre son père, Jason, qui lui avait envoyé cet hôte inattendu, ou contre son mari auprès de qui elle aurait voulu se plaindre et qui faisait semblant de dormir, d'un sommeil de sourd.

Elle avait été fort agitée toute la soirée, après le dîner elle s'était soudain mise à ranger les placards. Son père lui avait téléphoné au bureau, au milieu de l'après-midi: il était "terriblement embêté," lui avait-il expliqué, car il avait "oublié" que son fils devait arriver à New York le soir-même, heureusement Daniel venait de l'appeler de Genève pour dire que l'avion aurait du retard, mais voilà, il avait "quelqu'un" avec lui pour la nuit, il ne pouvait pas se décommander, il ne voulait pas non plus embarrasser son fils, bref pourraient-ils prendre Daniel chez eux pour la nuit?

- Il a "oublié" la venue de son fils, imagine!

Il "imaginait," en effet! Le soubresaut lascif et cruel revint frapper la conscience de Rory. Une convulsion de rage et d'envie le parcourut, une décharge de haine à l'égard de son beau-père: il avait fait exprès d'oublier la venue de Daniel afin de faire passer à Joyce le message point trop subtil que son père, au moins, était sexuellement actif. Il l'avait claironné à son oreille sans remords, afin qu'elle en éprouve du dépit. Une voix parallèle lui avait sussurré incestueusement qu'il était autrement intéressant que son mari. Il oubliait son fils, mais point sa petite fille! Rory se retrouva assis sur le lit, suffoquant, un sanglot irrépressible lui tordit le coeur. L'on continuait de casser des oeufs... Un réflexe en lui les comptait, cinq, six... Ce n'était pas possible... six oeufs? Il fallait que le gosse soit mort de faim, évidemment, venant de Genève, avec je ne sais combien d'heures de retard, en plus du décalage horaire, il était midi passé pour lui, il n'aura rien trouvé d'autre dans le réfrigérateur; depuis que Rory avait commencé de prendre du poids, le réfrigérateur ne contenait plus que des laitues, des branches de céleri et du yaourt. Une fourchette battait dans un bol sonore avec une furieuse gaîté. Rory s'essuya le visage avec un coin du drap.

Il ne l'avait pas vu depuis près de trois ans. Le jeune homme était nu, en slip, et lui parut gigantesque dans l'étroite cuisine; sa poitrine lisse et glabre, aux muscles tout neufs, le surprit et l'éblouit. Il battait les oeufs dans le grand plat à pâtes sur le comptoir et près de lui la poële à frire grésillait - une barre de beurre s'y fondait. Ses avant-bras et ses jambes étaient couverts de poils longs et frisés, plus foncés que ses cheveux. Il battait les oeufs à l'aveuglette. Il leva vers Rory son visage ensommeillé et Rory y lut une expression d'incrédulité qui miroitait la sienne: car, pas plus que Daniel n'était l'adolescent gracile et un peu maigre avec lequel il avait couru sous les marronniers de Thonon , le Rory qui lui apparaissait en ce moment n'était-il celui dont Daniel se souvenait. Daniel écarta les bras. Rory s'exclama:

- Oh, hi, hello, Daniel, bonjour!

- Oh, Rory, hi, good morning!

Il avait acquis une mâchoire, un menton, une pomme d'Adam. Il avait même un vrai nez. Rory, face de bouledogue, n'en avait jamais eu. Sous les sourcils noirs, écartés et circonflexes de sa mère, il avait les beaux yeux gris-vert de Joyce et de Jason Lovatt (décrits par ceux-ci comme "baltiques," car les ascendances de Jason étaient suédoises-luthériennes, lithuaniennes-juives) si ce n'est que chez lui, était-ce à cause de sa jeunesse, ou de la manière plus voluptueuse dont étaient fendues ses paupières, ou parce qu'il était bouffi de sommeil, ces yeux avaient une expression un rien plus moelleuse et féminine. Il avait coupé ras ses cheveux, jadis longs et bouclés, et les boucles renaissantes traçaient de séduisantes moirures sur son crâne.

Il embrassa Rory sans lâcher la fourchette. Il le serra avec force, honnêtement, avec un bref abandon, comme un enfant affectueux. Quand sa poitrine le toucha, il parut à Rory qu'il respirait pour la première fois depuis des heures.

- Danny-boy! Tu as eu des ennuis d'avion?

Il avait passé le plus clair de la journée à Cointrin, à attendre l'avion de la TWA, qui venait du Caire. Au Caire, un tracteur avait endommagé le train d'atterrissage, avait expliqué le chef d'escale. Ils avaient tous finis sur un 747 de Egyptair, après neuf heures d'attente. Rory trouva que Daniel parlait bien. Son anglais venait aisément, avec cette correction excessive, un peu gourmée, des étrangers. Son accent français faisait même carrément chic, avec des pointes de drôlerie qui provenait des interférences entre l'exactitude studieuse de sa prononciation et l'énergie impatiente de son débit, lorsqu'il n'évoquait point irrésistiblement celui de l'acteur Peter Sellers dans une série de films célèbres; en ces occurrences, les gens de la génération de Rory, ou de celle de Jason, avaient la fâcheuse tentation de se tordre, mais auprès des gens de son âge, se dit Rory, heureusement pour lui, le souvenir s'en était sûrement estompé.

Il faisait nuit quand ils avaient atterri, continua Daniel avec enthousiasme, il n'avait jamais encore fait l'expérience de cette descente de nuit sur New York! Ah, c'était fabuleux! Comme de foncer droit dans la Voie Lactée! Pourtant, les services d'immigration l'avaient retenu pendant une heure, comme d'habitude, dans leurs bureaux vides. Kennedy-Airport désert, la nuit, quelle étrange expérience, aussi! Cela faisait penser à De Chirico! Comme il était jeune, le gosse, pensa Rory, nostalgique, attendri, envieux. Daniel versa le contenu du plat dans la poële. Un bruit de brasier, un bruit d'averse, le bruit d'une benne qui déchargeait des graviers de cristal. Cela faisait mille ans que Rory n'avait pas entendu ce bruit, aussi mythique, pour lui, aussi éloigné dans son symbolisme matinal que n'eût été le chant du coq.

- Tu n'es pas un citoyen américain, c'est vrai! remarqua Rory.

Il ajouta:

- Tu m'as causé un choc quand je t'ai vu en entrant, Danny-boy! D'ailleurs, tu ressembles à l'athlète universitaire typique, the all american boy! C'est un cas de mimétisme anticipé, ou quoi?

Le jeune homme admit:

- Tu as un peu changé, toi aussi.

- Un peu? Tu plaisantes! J'ai pratiquement doublé de volume...

- Tout de même pas!

- Et j'ai perdu mes cheveux... Tu te rappelles mes cheveux? Il me semble qu'il m'en restait quelques uns, lorsqu'on s'est vu la dernière fois, chez toi...?

- Il t'en restait davantage.

- Je parie que tu passerais dans la rue à côté de moi sans me reconnaître!

- Je ne crois pas...

- Tu es trop gentil, Danny-boy! Sais-tu, quand je rencontre des gens que je n'ai pas vus depuis longtemps, je me re-présente, automatiquement...

Il s'entendait rire. La vue de Daniel, pour qui Rory n'avait jamais éprouvé d'amitié jusqu'ici, continuait de lui causer un plaisir simple, inattendu, il lui sembla en le voyant, parce que c'était le matin, que les oeufs brillaient et grésillaient dans la poële et qu'il les touillait avec des mouvements avides, parce que l'odeur des oeufs et du beurre chaud éveillait en lui un appétit enfantin et brutal, parce que la peau du jeune homme évoquait une sorte de luxuriance érotique innocente, un peu de la nature de celle de la secrétaire, que pour un instant bref et heureux le monde avait retrouvé un foyer virtuel, tous les points étaient alignés, toutes les lignes convergeaient, son esprit était un beau cône de lumière, à la fois précise et clémente. C'était dangereux, chez les névrosés, ces perspectives extatiques, l'analyste l'aurait prévenu, cela vous précédait la débandade générale.

Bientôt, dit Daniel, il espérer se trouver en possession d'un visa d'étudiant. Alors, les agents des services d'immigration le laisseraient passer plus vite. Il venait à New York pour se faire admettre à l'Université Columbia.

- Business School? Law School?

Non, dit Daniel, il avait choisi Columbia pour sa réputation dans les sciences biologiques. Il voulait y continuer les études de zoologie et de pharmacologie qu'il avait entreprises à Grenoble. Il étudiait aussi l'ethnologie, plus l'espagnol et le portugais. Il se voyait, dans quelques années, arpentant la forêt tropicale à la recherche des sécrétions d'animaux d'espèces plus ou moins connues, peut-être vouées à disparaître, qui recelaient un potentiel de propriétés thérapeutiques inestimable; un chasseur de molécules, il vivrait au fond de la forêt; peut-être avec des tribus indiennes, pour les interroger sur leur savoir... On trouvait des choses fabuleuses en ce moment, des agents anti-infectieux dans la peau de grenouilles, des anti-coagulants dans de la salive de sangsue, des neuroleptiques dans du venin d'araignée.

Rory n'en croyait pas ses oreilles. Il avait supposé d'emblée que Daniel viendrait à Columbia, où les droits d'inscription étaient ruineux, pour étudier quelque chose d'utile, qui permettait de faire de l'argent rapidement, qui lui ouvrirait l'accès de Wall Street, et Danny-boy parlait d'aller vivre avec les Indiens... Voilà ce que c'était, se dit Rory, que d'avoir une mère qui était une ancienne hippie.

- La forêt amazonienne...? dit Rory.

- Pas nécessairement, dit Daniel. Cela pourrait être le Ghana, l'Asie du Sud-Est...

Si c'était les voyages qui l'intéressaient, il pouvait, lui, Rory, lui indiquer des filières qui, avant qu'il n'ait vingt-cinq ans, le mèneraient dans tous les Méridiens, les Golden Tulip, les Royal Orchid de la planète. La recherche... Avec le splendide départ qu'il avait dans la vie! Il fallait qu'il soit fou! Il avait grandi trop choyé, trop protégé, tout cela, au fond, était une aberration présomptueuse de sa jeunesse, il n'avait pas le sens des réalités. Que ferait-il pour baiser, dans la forêt vierge? Il prendrait une Indienne, peut-être, enduite de miel et d'urine animale aphrodisiaque, comme on lisait dans les articles? L'écologisme pouvait mener jusque là...

- Ton beau-père t'approuve-t-il?

- Oui, il est très content, je crois!

- Qu'est-ce que tu feras pour baiser, dans la forêt vierge? Tu y as pensé?

- Je n'y serai pas tout le temps. Et puis, les gens ne baisent plus tellement... Sauf, peut-être, dans les forêts vierges...

Avec un plouf, Daniel versa la masse d'oeufs dans le plat où il les avait battus, et avec la même fourchette, il commença de déchirer l'omelette avec des gestes fébriles: un camé de protéines en manque. Il dit à Rory:

- Tu en veux?

- Rien qu'un tout petit peu.

Daniel arracha un morceau jaune et odorant, du vrai tissu vivant ou presque vivant, et le fit tomber avec un flop sur une assiette.

- Je suis au régime, comme tu peux t'en douter, dit Rory en séparant en deux, à regret, sa portion d'omelette et poussant une moitié dans la zone périphérique de son assiette. La pression sociale, quand tu atteins mon volume, devient excessivement élevée...

- J'ai appelé papa de l'aéroport, à Genève, pour lui dire que l'avion serait en retard. Papa est tombé des nues, il avait complètement oublié que je venais. Ecoute, Rory...

- Oui?

- C'est drôle... Il m'a semblé que la voix de papa était un peu changée. Son élocution m'a parue comme hésitante...

- Oui, dit Rory. Il devait être bourré, ou bien il avait fumé, ou absorbé une merde quelconque, comme d'habitude...

Jason Lovatt le viveur, le sybarite.

Pourtant, Joyce paraissait s'inquiéter, elle aussi, dit Daniel. Elle semblait même craindre qu'il n'ait eu une petite attaque, qui aurait passé inaperçue sur le moment. Joyce avait insisté pour qu'il se fasse examiner par deux médecins, ils n'avaient rien trouvé, dit Rory. Jason Lovatt parlait plus lentement depuis quelque temps. Il faisait, en parlant, un petit bruit irritant de la langue. Son dentiste avait découvert un problème avec ses gencives. Ses dents commençaient à se déchausser. Normal, à son âge.

- Mais dans sa tête, il est OK, n'est-ce pas? dit Daniel.

Rory lui assura en riant que le vieux salaud n'avait pas changé.

- Parce que, tu vois... le fait qu'il ait oublié ma venue...

- Il allait se faire baiser, normal pour lui de t'oublier... Il ne leur a jamais prêté une attention exagérée, aux fruits de ses lombes, si je peux me permettre...

- Je suis content d'apprendre cela. Cela me rassure. Je comprends pourquoi il ne voulait pas que je le dérange. Il aurait pu me le dire, tout de même... Joyce non plus ne m'en a rien dit!

Il s'efforçait de ne pas prendre garde à la grossièreté de son beau-frère: il contemplait sereinement, en mangeant, New York qui l'attendait de l'autre côté du mur du salon. A le voir se réjouir de la bonne fortune de Jason, qu'il détestait, Rory ressentit une émotion rare, une vague de sympathie masculine monter en lui. Nous ne sommes pas faits pour nous haïr après tout, se dit-il, ce sont les femmes et les analystes qui nous excitent l'un contre l'autre! Il était touché par sa jeunesse et indéniablement troublé par sa nudité. Sa peau lisse, d'un rose pâle et bronzé, vibrait, irradiait, Rory la trouvait à peine regardable. Il songea que Daniel le considerait un peu comme un grand-frère, et oui, ce qu'il éprouvait pour lui était un sentiment fraternel, il ne pouvait en concevoir d' autre. Et cette émotion de fraternité passait par Joyce, sa femme. Rory en fut surpris parce qu'il lui apparut soudain que depuis longtemps Joyce ne s'était plus trouvée à l'origine, pour lui, du moindre élan de sentiments... Elle avait été, à tout prendre, durant ces derniers mois, presque aussi dénuée de réalité et d'importance que ses parents de Floride, de l'existence desquels son analyste seul semblait ne point vouloir démordre... Or Daniel, précisément, en ce moment de grâce, semblait exister... Cette révélation toucha un réseau de chaleur dans l'âme de Rory, fit brièvement revivre des circuits éteints... Alors il s'aperçut de ce qu'il avait perdu durant sa dépression; cette flamme, en renaissant, lui révéla l'étendue de sa nécrose intérieure. Le sentiment de sa misère roula sur lui avec une force neuve et il retomba à plat, épouvanté par sa propre atonie. Il s'arrêta de respirer, les traits de son visage s'affaissèrent, Daniel n'en remarqua rien.

- Tu sais que je suis en analyse?

- Ah, oui?

L'origine de ses problèmes, l'analyste l'assignait à "sa relation avec le sein maternel," supposition ridicule aux yeux de Rory qui évoquait sa mère au bord de la piscine commune de leur appartement en copropriété, une douce et obtuse femme qui lui ressemblait, dans son chaste maillot fleuri.

- J'ai des problèmes d'impuissance. Je suis terriblement déprimé.

Un flot de larmes: c'était inévitable. Daniel le regarda, épouvanté.

Elle tourna la clé. Elle poussa un cri à l'odeur de nourriture. Elle se pencha à l'intérieur de la cuisine qui, dénuée de porte, s'ouvrait latéralement sur le hall d'entrée, et elle dit:

- Quelle horreur...! Pourquoi n'avez-vous pas mis la hotte aspirante?

Elle avait dit ces mots sur un ton d'effroi, aigu, étouffé, comme si elle avait vu du sang, mais en même temps son visage souriait. Cela lui faisait naître toutes sortes de jolies rides contradictoires autour des yeux, de la bouche. Elle était toute en vert, sylphide aux longs cheveux ocre. Une combinaison de lycra brillant avec des bandes géométriques roses flurorescentes collait à sa maigreur. Rory, reniflant, se précipita pour toucher le bouton de la hotte aspirante. Il était rare qu'on fît la cuisine ici, autrement que pour réchauffer, dans le four à micro-ondes, les surgelés ou les plats à emporter.

Elle continua de se lamenter:

- Oh, mon Dieu... mon Dieu...! C'est écoeurant...! Cette odeur est partout... Ouvrez donc les fenêtres... Quel désastre! On ne peut pas laisser la maison une minute... Ah, vous, les hommes! Les hommes!

Elle secouait la tête avec dépit, d'une manière qui voulait montrer une longue irritation contre leur sexe en général. Et toujours, en même temps, sa gorge laissait passer une sorte de rire, pour montrer que sa colère n'était pas vraiment sérieuse, ou qu'elle se torturait pour la couler dans un moule d'indulgence. Sa confusion avait pour effet de vous faire sentir plus coupable encore.

Daniel s'approcha pour l'embrasser, pour lui dire bonjour, elle s'esquiva avec un cri.

- Tu es fou... Je suis toute en sueur!

La porte de la salle de bains se ferma en coup de vent. On entendit gronder la douche, ouverte au maximum. Rory et Daniel ouvrirent les quatre fenêtres du living-room. C'était des fenêtres new-yorkaises anciennes, à guillotine.

- C'est ma faute, excuse-moi, dit Daniel.

- Mais non, ce n'est rien! J'aurais du y penser... On ne mange jamais, ici...

- Ce n'était que des oeufs, tout de même!

Un tintamarre new yorkais se déversait dans l'appartement, des bruits de trafic et de marché caraïbe, superposés sur une sourde pulsation qui était comme la rumeur non identifiable de la vie de la cité.

Rory évoqua, en s'essuyant les yeux, la cuisine des parents de Daniel, sur les hauteurs au-dessus du lac, la grande cheminée, Lausanne que l'on voyait au-delà de l'évier, les saint-bernards couchés sous une table énorme, plus grande que la cuisine minable de cet appartement hors de prix. Pas étonnant que le gosse ne sache pas l'utilité d'une hotte aspirante. Il se rappela, par contraste, les cuisines de sa vie, à lui: le Bronx, Manhattan. Lui aussi avait une sainte horreur des odeurs de cuisine. De tout ce qui lui rappelait la médiocrité, qui pour lui signifiait pauvreté. Il estimait avoir eu une enfance démunie, avec une seule voiture, une seule salle de bain. Daniel, lui, était verni, il avait été heureux dès le début.

Rory entendit, comme du fond d'un tunnel, la voix de sa femme le grondant plaintivement: il n'avait pas pris sa douche, encore, il n'était pas habillé, il allait encore les mettre en retard...

Rory posa la main, très légèrement, sur l'épaule de Daniel qui téléphonait. Il lui venait des sueurs, sa poitrine se contractait. Daniel téléphonait à son père. Il lui parlait gaiement, sans la moindre rancune. Il s'inquiétait de le déranger. Il offrait de retarder sa visite de quelques heures. Rory pressentait, tout proche, une sorte de vide compact, pas encore présent, un néant dense, qui un jour se coulerait tout autour de lui comme une lave froide. Le jour où il perdrait son boulot, par exemple. Le jour, demain peut-être, où son pied refuserait de se poser au bas du lit, où l'obscure tentation de son corps aurait raison de sa volonté. Daniel, affectueusement s'adressant à son père, affectueusement passa un bras autour des épaules de son beau-frère, qui sanglotait.

On ne se comportait pas ainsi en France, se dit Daniel. Ceci était l'Amérique, le pays le plus et le moins inhibé de la terre, si tant est qu'une telle proposition était logiquement tenable.

Rory se dégagea en s'essuyant les yeux avec la manche de son pyjama: il était temps de s'habiller.




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